Adam, Hajar Raissouni et les droits des femmes au Maroc

Par Mylène de Repentigny-Corbeil
Observatoire sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand

Le 30 septembre dernier, Hajar Raissouni, jeune journaliste du quotidien Akhbar Al Yaoum au Maroc, était condamnée pour « avortement illégal » et « relation hors mariage » par le tribunal de Rabat. Cette affaire, d’apparence anodine, a propulsé sur l’arène politique des enjeux qui, encore quelques mois plus tôt, s’avéraient tabous. Graciée par le roi Mohamed VI, Hajar Raissouni est néanmoins devenue le symbole d’une révolte politique qui dépasse son propre procès. Quelques mois plus tôt, sortait le premier film de Maryam Touzani, Adam, présenté à Montréal dans le cadre du Festival du nouveau cinéma. Mettant en scène deux jeunes femmes célibataires, l’une enceinte et l’autre veuve, la réalisatrice aborde les difficultés et injustices vécues par les femmes marocaines ayant des relations hors mariage, ainsi que leur adversité et leur combativité. L’affaire Hajar Raissouni et Adam traitent d’enjeux sociopolitiques et géopolitiques à l’égard des libertés individuelles et des droits des femmes. Portrait d’une agitation politique aux racines juridiques et historiques.

Sur fond d’effervescence, Adam débute dans les rues de Casablanca, ville vivante et vibrante où se côtoient toutes les strates sociales et politiques. Samia, jeune mère célibataire, enceinte de huit mois, s’y retrouve après avoir fui sa campagne natale. Dès le premier soir, elle rencontre Abla, veuve et mère d’une fillette de 8 ans, qui la prend en pitié et l’accueille chez elle. Une amitié, forte et puissante, se développera entre ces deux femmes aux destins tragiques et aux cœurs meurtris. Grâce à cette sororité inattendue, mais poignante, elles porteront les maux et injustices de leur société à bout de bras, fortes et résilientes, humbles et combatives. Avec humanité et intensité, Adam expose le parcours de Samia qui a eu des relations sexuelles hors mariage et qui doit porter le fruit de cette union, envers et contre tou.te.s. Fuyant les représailles et les condamnations de sa famille et de son entourage, elle tente de rejoindre la métropole afin d’y accoucher dans l’anonymat et de laisser son enfant à l’adoption. L’avenir de cet enfant à naître s’avère sombre, puisque la filiation « légitime » en droit marocain s’établit uniquement par le père.

Droits des femmes et réformes juridiques

En effet, bien que les réformes du code de la famille marocain (mieux connu sous le terme Moudawana) de 2004 aient permis la reconnaissance de paternité en cas de naissance hors mariage, une distinction y est toutefois apposée entre les filiations « légitimes » et celles « illégitimes ». Ainsi, la paternité s’avère centrale dans la reconnaissance légale des enfants au Maroc et particulièrement problématique lorsque le père ne reconnait ou ne veut pas reconnaitre un enfant né hors mariage. Même lorsque possible, l’établissement de la filiation paternelle d’un enfant né hors mariage est difficile : le père doit reconnaitre sa paternité ou une décision judiciaire doit être prise à cet égard. Toutefois, dans ces deux cas, des risques importants sont alors en jeu, puisque les relations hors-mariage sont criminelles au Maroc et peuvent mener à des peines d’emprisonnement.

Les réformes de la Moudawana – qui ont été possibles grâce à des années de luttes activistes des femmes marocaines (Hanafi, 2012) – ont toutefois permis l’avancée réelle des droits des femmes, notamment sur cette question. Malgré une mobilisation importante de la part de leurs détracteurs (les deux cortèges qui ont défilé à Rabat et à Casablanca en 2000 ont reflété ces divisions importantes), la mobilisation des femmes a permis de renforcer leur pouvoir et leurs positions, tant au sein des instances publiques que privées (Boutouba, 2014). Reconnaissant le principe d’égalité dans le mariage et redéfinissant la notion d’autorité dans la famille, ces réformes ont également mené à d’importantes avancées à l’égard des droits des femmes : droit au divorce, droit à la garde des enfants, criminalisation du harcèlement sexuel, hausse de l’âge légal de mariage pour les femmes (passant de 15 à 18 ans), etc. (Hanafi, 2012).

Résister et s’affirmer face au système patriarcal

Toutefois, 15 ans plus tard, l’exaltation sociale qu’ont suscitée les réformes de la Moudawana s’effrite. Longtemps symboles de lutte pour les droits des femmes en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, ces avancées sociales, politiques et juridiques ne sont plus suffisantes, aux yeux de nombreuses femmes. Au code de la famille s’ajoute le code pénal, qui criminalise les avortements et les relations extraconjugales et qui engendre également des discriminations d’ordre sexistes. Or, ce sont ces questions qui ont fait la une de l’actualité marocaine dans les derniers mois avec la condamnation de Hajar Raissouni. En effet, l’arrestation de cette dernière a permis l’émergence de débats sociaux et politiques d’envergure à l’égard des libertés individuelles, et plus particulièrement des droits des femmes au Maroc. Co-signé par plus de 7000 Marocaines, le manifeste des 490 du collectif Hors la loi, initié notamment par les écrivaines Leila Slimani et Sonia Terrab, a été largement diffusé, dénonçant des « lois liberticides » inscrites dans les divers codes juridiques. Le 14 octobre, le ministre d’État chargé des droits de l’Homme portait ces questions épineuses au parlement, interpellé par divers groupes et associations de l’état civil et d’élu.e.s des partis politiques. Le 17 octobre, un débat sur l’avortement réunissant diverses figures politiques et civiles a également été organisé à l’Université Mohamed VI.

Ainsi, bien au-delà des inégalités, injustices et atteintes aux libertés individuelles mises de l’avant par Adam et l’affaire Hajar Raissouni, c’est la capacité des femmes marocaines d’agir par et pour elles-mêmes, ainsi que leurs compétences et leur autonomisation qui s’avèrent centrales. Qu’elles se considèrent féministes ou non, les femmes marocaines ne sont pas prises en « pitié » ou vulnérabilisées et sont, au contraire, valorisées pour leur résistance et leur créativité à « survivre au système patriarcal » (Ahmed, 2017). Ces deux évènements – l’un fictif et l’autre réel – abordent tant les structures politiques, sociales et juridiques discriminantes à leur égard que leur participation sociopolitique et leur agentivité.

Mylène de Repentigny-Corbeil est coordonnatrice de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand

Quelques lectures pour poursuivre ces réflexions…

  • Ali, Z. (2012). Féminismes islamiques, Paris : La fabrique éditions.
  • Bienaimé, C. (2016). Féministes du monde arabe : Enquête sur une génération qui change le monde, Paris : Éditions Les Arènes.
  • El Aji, S. (2017). Sexualité et célibat au Maroc : pratiques et verbalisation, Casablanca : Éditions La croisée des chemins.
  • Slimani, L. (2017). Sexe et mensonges : la vie sexuelle au Maroc, Paris : Éditions les Arènes.

Bibliographie

  • Ahmed, Sara (2017). Living a Feminist Life, Durham: Duke University Press.
  • Boutouba, J. (2014). « The Moudawana Syndrome: Gender Trouble in Contemporary Morocco », Research in African Literatures, 45(1), 24-38.
  • Bras, J.-P. (2007). « La réforme du code de la famille au Maroc et en Algérie : quelles avancées pour la démocratie ? », Critique internationale, 4(37), 93-125.
  • Dupret, B., Rhani, Z., Boutaleb, A. et Ferrié, J.-N. (2016). Le Maroc au présent, Casablanca : Centre Jacques-Berque.
  • Hanafi, L. (2012). « Moudawana and women’s rights in Morocco: balancing national and international law », ILSA Journal of International & Comparative Law, 18(2), 515-529.
  • Ministère de La Justice et des Libertés (15 septembre 2011). Code Pénal, Royaume du Maroc
  • Moghadam, V. M. (2007). « Féminisme, réforme législative et autonomisation des femmes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : l’articulation entre recherche, militantisme et politique », Revue internationale des sciences sociales, 1(191), 13-20.
  • Ouali, N. (2008). « Les réformes au Maroc : enjeux et stratégies du mouvement des femmes », Nouvelles Questions Féministes, 3(27), 28-41.
  • Smette, I., Stefanson, K. et Mossige, S. (2009). « Responsible victims? Young people’s understandings of agency and responsibility in sexual situations involving underage girls », Young, 17(4), 351-373.

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Novembre 2019