Au sud des États-Unis, le mur de Trump menace la biodiversité

Par Sofia Ababou
Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand

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En 2016, le président américain avait promis de construire un mur sur les 3155 kilomètres de frontière qui séparent les États-Unis du Mexique. À quelques mois de l’élection présidentielle, il met les bouchées doubles pour tenir sa promesse de campagne. Or le long de la frontière méridionale, déjà murée sur un tiers de son tracé, la construction du mur a des impacts désastreux sur l’environnement. Le mur menace la biodiversité des écosystèmes transfrontaliers, et provoque la destruction et la fragmentation des habitats de centaines d’espèces menacées, pourtant protégées par le gouvernement. Et ces impacts environnementaux finissent par peser très lourdement sur les communautés des zones frontalières, déjà marginalisées.

Le 25 janvier 2017, le président Donald Trump a ordonné par décret la construction d’un mur le long de la totalité de la frontière américano-mexicaine. Après un bras de fer musclé avec le Congrès pour l’obtention des fonds, des pans de murs ont été érigés en Arizona et au Texas. En février dernier, malgré la paralysie du pays suite aux mesures prises pour endiguer le coronavirus, 240 kilomètres supplémentaires ont été annoncés, dont 91 entre l’État d’Arizona et le Mexique.

Le chef de la Maison-Blanche a notamment annoncé sur les réseaux sociaux qu’en raison de la pandémie, les États-Unis avaient « plus que jamais besoin du mur » et que ce dernier « s’élevait rapidement », une accélération documentée par le département de la Sécurité intérieure (Department of Homeland Security) ainsi que par les associations locales qui s’opposent à la construction.

Les conséquences du mur sur la biodiversité

L’accélération de la construction du mur à la frontière sud des États-Unis menace considérablement les écosystèmes frontaliers, compromettant plus d’un siècle d’investissements, parfois binationaux, dans la conservation de la biodiversité. La ligne frontalière américano-mexicaine traverse six écosystèmes[1] et de nombreuses aires naturelles protégées. Plusieurs parcs[2] y ont été établis après qu’une grande partie de la biodiversité a disparu, conséquence de l’urbanisation et des changements climatiques.

Source : Peters et al., 2018

Plusieurs pans du mur existaient bien avant l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, et avaient déjà affecté négativement les écosystèmes frontaliers, et plus particulièrement les espèces animales endémiques en voie de disparition. Les changements climatiques ont provoqué une redistribution des ressources ainsi qu’une modification des habitats de ces espèces, et le mur les a empêchés de migrer librement pour s’adapter à ces changements. Les populations animales, face à la fragmentation de leurs milieux de vie, ont été confrontées à des risques d’extinction particulièrement élevés. Une étude de 2017 a ainsi établi que la construction du mur avait perturbé les cycles migratoires de plus de 90 espèces menacées ou en voie d’extinction qui traversent quotidiennement la ligne frontalière pour s’alimenter ou se reproduire, à commencer par le jaguar, l’ocelot, ou le loup gris mexicain.

Source : Tweet de Laiken Jordahl, borderlands campaigner pour le Centre de la diversité biologique

En outre, les activités annexes nécessaires à la construction du mur, telles que l’installation de routes, les patrouilles constantes des gardes frontaliers ou encore le drainage des eaux souterraines visant à fabriquer du ciment pour les fondations du mur nuisent directement à la faune et à la flore locale. En Arizona, au cœur du monument national d’Organ Pipe Cactus, le drainage de ces eaux souterraines aura des conséquences désastreuses sur la seule source d’eau permanente pour de nombreux animaux vivants de part et d’autre du tracé frontalier, dont le poisson Quitobaquito, endémique de la région et en voie d’extinction. La destruction des emblématiques cactus saguaro, protégés par le Native Plant Protection Act de 1934, alerte tout particulièrement les associations environnementales.

Crédit : Thalia D’Aragon-Giguère et Sofia Ababou (cactus saguaro, Arizona, 2019)

Cette plante est non seulement sacrée pour la nation autochtone Tohono O’odham, mais elle est également l’emblème de l’État d’Arizona, et même sur des terrains privés, il faut une autorisation de l’État pour les déplacer. Au Texas, la communauté scientifique a émis plusieurs mises en garde contre les impacts de la construction du mur sur les fleurs sauvages Zapata bladderpod ou le cactus whiskerbush, deux espèces menacées qui poussent dans la Rio Grande Valley.

Source : Tweet de Laiken Jordahl, borderlands campaigner pour le Centre de la diversité biologique

Luttant contre les conséquences de la militarisation des régions frontalières sur la biodiversité, quatre associations environnementales ont tiré la sonnette d’alarme et se sont associées le 12 mai dernier afin de poursuivre le gouvernement en justice[3]. Elles ont dénoncé les effets de la construction du mur sur les derniers jaguars d’Arizona, qui voient leur habitat fragmenté par cette construction, et ont contesté la constitutionnalité de six décisions du département de la Sécurité intérieure ayant autorisé l’administration Trump à balayer des dizaines de lois fédérales afin d’expédier la construction en Californie, en Arizona, au Nouveau-Mexique et au Texas.

Des lois bafouées au nom de la sécurité nationale

Ces dérogations ont été rendues possibles par une loi de 2005, le REAL ID Act[4], qui permet au directeur du département de la Sécurité intérieure de déroger à toute législation contrevenant à la construction du mur, et ce sans limite dans le temps. Plus d’une trentaine de lois sur l’environnement ou la protection des aires culturelles et des sites autochtones avaient été abolies au cours des années suivant le REAL ID Act. Des centaines de kilomètres de barrières frontalières avaient été construites presque sans aucune évaluation scientifique, provoquant une importante érosion des sols ou des inondations, parfois mortelles.

Source : Tweet de Laiken Jordahl, borderlands campaigner pour le Centre de la diversité biologique

Pour avancer au maximum la construction du mur avant les prochaines élections, l’administration Trump a utilisé cette loi de 2005 pour lever plus d’une quarantaine de législations depuis le début de son mandat. Il s’agit majoritairement de lois environnementales et de santé publique, comme le Endangered Species Act, le Clean Air Act, le ou le Clean Water Act, mais également des lois culturelles et autochtones comme le Native American Graves Protection and Repatriation Act.

Ces dérogations font donc peser des risques accrus sur les résidents des zones frontalières, déjà particulièrement marginalisés[5]. Elles permettent notamment au gouvernement de planifier la poursuite du projet dans des zones où la construction est jugée dangereuse par la communauté scientifique, comme l’ont démontré les inondations de 2008 à Lukeville et dans les villes frontalières de Nogales. Le mur avait agi comme un barrage lors de fortes pluies, avant de céder et de propulser des tonnes d’eau et de débris dans les rues, engloutissant des commerces, des voitures et tuant deux personnes (Nicol et al., 2019).

Au nom de la sécurité nationale, les communautés frontalières ne bénéficient donc pas des mêmes droits que leurs concitoyens. En effet, nombre de ces lois levées pour la construction sont en vigueur depuis des décennies, certaines depuis plus de cinquante ou cent ans (Madsen, 2018). Selon Kenneth Madsen, qui recense et analyse chaque dérogation du gouvernement pour la construction du mur, la plupart de ces lois ont été promulguées après des années de négociations et de luttes pour la promotion de normes culturelles, environnementales ou de santé publique. Celles-ci visent à protéger à la fois la biodiversité du pays, mais également les droits des citoyens, comme par exemple le droit à une eau et un air de qualité.

Or, aujourd’hui, un seul fonctionnaire du gouvernement, le directeur du département de la Sécurité intérieure, est en mesure de déroger à toute loi qui s’oppose à la construction du mur frontalier et de ses infrastructures, et ce sans contrôle public (Madsen, 2018). Ces différentes dérogations, en plus de peser lourdement sur les communautés locales, rendent particulièrement difficile le combat des associations environnementales, alors que les leviers juridiques qu’elles pourraient utiliser pour faire interdire ou ralentir la construction du mur dans certaines zones protégées ont été écartés.

Malgré la propagation du coronavirus sur le territoire américain, la construction du mur le long de la frontière sud s’accélère. Des aires naturelles protégées sont détruites, de nombreuses espèces animales menacées peinent à accéder à leurs ressources de part et d’autre du tracé frontalier, et les communautés locales continuent à subir de plein fouet les effets de ces politiques frontalières.

Contexte historique:

Une frontière déjà murée et militarisée

La construction du mur frontalier américano-mexicain a débuté dès le début des années 1990 (Soto, 2017), et s’est ensuite fortement accélérée sous l’administration George W. Bush après l’adoption par le Congrès du Secure Fence Act, une loi de 2006 qui prévoyait la construction de pans de murs et de barrières sur environ un tiers de la frontière. Malgré le ralentissement de la construction du mur durant l’administration Obama — le président avait affirmé que ce dernier était « presque terminé » en 2011 (Brandys, 2018) —, en 2017, la frontière sud des États-Unis comprenait environ 480 kilomètres de mur frontaliers et 560 kilomètres de barrières pour véhicules, c’est-à-dire plus basses, franchissables par les piétons ainsi que la faune locale (Brandys, 2018). En faisant de la poursuite du mur frontalier le fer de lance de sa campagne en 2016, en durcissant considérablement les politiques migratoires et frontalières tout au long de son mandat ainsi qu’en annonçant vouloir murer la quasi-totalité de la ligne frontalière avant les prochaines élections malgré la pandémie, le président actuel marque ainsi un changement de cap par rapport aux administrations précédentes.

Sofia Ababou est coordonnatrice de l’Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand

Bibliographie

Beckrich, A. 2017. « The Green Room: How Border Walls Affect Wildlife ». The Science Teacher, vol. 84, no 4, p. 12.

Brandys, R. 2018. « United States-Mexico Border Wall : The Past, The Present, And What May Come ». Real Property, Trust and Estate Law Journal, vol. 53, no 1, p. 131.

Center for Biological Diversity,  2020. « Lawsuit Challenges Trump Administration’s $7.2 Billion Transfer for Border Wall Construction : New Barriers Would Block Last Jaguar Migration Paths, Hinder U.S. Recovery ». En ligne https://biologicaldiversity.org/w/news/press-releases/lawsuit-challenges-trump-administrations-72-billion-transfer-for-border-wall-construction-2020-05-12/ le 15 mai 2020.

Clauser, K. 2018. « Trump Administration Waives Environmental Laws to Build Texas Border Wall in Protected Nature Areas ». Center for Biological Diversity. En ligne https://www.biologicaldiversity.org/news/press_releases/2018/border-wall10102018.php

Doyle, P. 2014. « Unintended Consequences : The Environmental Impact of Border Fencing and Immigration Reform ». Arizona Journal of Environmental Law and Policy, no 1047.

Harriss, R. 2018. « Trump’s Wall Threatens Wildlife Ecology in the United States Mexico Borderlands ». Environment, vol60, no 1, p. 32-37.

Jones, R. Border walls : security and the war on terror in the United States, India and Israel, London : Zed Books, 2012, 210 p.

List, R. « The Impacts of The Border fence on Wild mammals ». Chap. dans A barrier to our  shared environment, the border fence between the United States and Mexico, p. 77-86. Mexico : Secretariat of Environment and Natural Resources, 2007.

Madsen, K. D. 2018. « Walls, waivers, and what we don’t know ». Journal of Latin American Geography, vol. 17, no 3, p. 262-264. 

Nicol, S. et Herweck, S. 2019. « Death, Damage and Failure : Past, Present and Future Impacts of Walls on the U.S-Mexico Border ». American Civil Liberties Union. En ligne https://www.aclutx.org/sites/default/files/field_documents/borderwallreport_2019update_fullreport_1.pdf le 3 juin 2020.

Peters, R. Wolf, C. Moskwik, M. et al. 2018. « Nature Divided, Scientists United : US–Mexico Border Wall Threatens Biodiversity and Binational Conservation ». BioScience, vol. 68, no 10, p. 740–743.

Piekielek, J. 2016. « Creating a Park, Building a Border : The Establishment of Organ Pipe Cactus National Monument and the Solidification of the U.S.-Mexico Border ». Journal of the Southwest, vol. 58, no 1.

Segura, M. et Garcia, R. 2017. « Protect People, Wildlife, Places and Values, Stop the Border Wall ». Parks & Recreation.

Soto, G. et Martinez, D. « The Geography of Migrant Death: Implications for Policy and Forensic Science ». Chap. dans Sociopolitics of Migrant Deaths and Repatriation. Perspectives from Forensic Science. Indianapolis, USA : Krista E. Latham Biology & Anthropology Departments University of Indianapolis, 2017.

[1] Les six écosystèmes transfrontaliers sont : California Coastal ; Sonora Desert ; Madrean Archipelago ; Chihuahuan Desert ; Southern Texan Plains ; et Western Gulf Coastal Plains (voir carte) (Peters et al., 2018).

[2] Il y a par exemple le parc national de Big Bend au Texas, le monument national d’Organ Pipe Cactus en Arizona dans le désert de Sonora, ou encore du côté mexicain de la frontière, la réserve de biosphère d'El Pinacate et de Gran Desierto de Altar, inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO (Segura, 2017).

[3] La poursuite a été déposée devant la Cour de district des États-Unis à Washington, D.C., par le Center for Biological Diversity, Defenders of Wildlife, et the Animal Legal Defense Fund. En février 2019, ces organisations avaient également poursuivi l'administration en justice à propos de la déclaration de l’état d’urgence pour payer la construction du mur. Elles avaient fait valoir que le président avait violé la Constitution américaine en outrepassant son autorité exécutive et en contournant le Congrès pour financer illégalement la construction du mur (Center for Biological Diversity, 2020).

[4] Le REAL ID Act visait à l’origine à uniformiser les documents personnels d'identité ainsi que les plaques d’immatriculation des véhicules (une recommandation de la Commission du 11 septembre) (Brandys, 2018).

[5] 84 % des personnes vivant à moins d'un kilomètre de la frontière sont des personnes issues d’une minorité ethnoculturelle, 41 % des personnes autochtones habitant la zone frontalière vivent au niveau du seuil de pauvreté ou en dessous, ainsi que 37 % des enfants, soit plus de deux fois la moyenne nationale (de 17 %) (Segura et al., 2017).

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9 juin 2020