Avion IL-76 abattu en Russie : les limites du renseignement de sources ouvertes

Par Fanny Tan
Chronique des nouvelles conflictualités | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques

Pour lire la version PDF

Kyïv et Moscou s’échangent diverses accusations dans le contexte de la destruction d’un avion de transport russe à proximité de la frontière ukrainienne à la fin janvier. Sollicitée par les internautes, la communauté de l’enquête en sources ouvertes (OSINT) n’est jusqu’ici pas parvenue à faire la lumière sur cet incident.

Le 24 janvier 2024, un avion de transport militaire russe Iliouchine Il-76 est abattu dans l’oblast russe de Belgorod, près de la frontière ukrainienne. La Russie, qui prétend que l’avion transportait soixante-cinq prisonniers de guerre ukrainiens, blâme l’Ukraine pour cette frappe qu’elle définit comme un violent « acte terroriste », perpétré à l’aide d’un système de défense antimissile américain Patriot. Pour appuyer ses dires, le Comité d’enquête national russe, chargé d’investiguer le présumé « attentat », a diffusé des images des suites de l’écrasement où l’on peut constater la destruction totale de l’appareil ainsi que la présence de traces de sang et de restes humains.

De son côté, l’Ukraine, qui ne confirme ni n’infirme sa responsabilité au sujet de l’incident, a toutefois réitéré son droit à se défendre contre des offensives aériennes russes. Elle met d’ailleurs en doute la version russe des événements et clame qu’il s’agit plutôt d’une énième campagne de désinformation destinée à affaiblir le soutien international envers l’Ukraine.

Au moment d’écrire ces lignes, le sort des soixante-cinq prisonniers de guerre prétendument tués (et plus largement, les circonstances exactes de l’événement) demeure impossible à déterminer hors de tout doute. Le mystère entourant l’incident et le jeu de reproches qui s’en nourrit pourraient-ils être résolus grâce au renseignement de sources ouvertes, qui a su montrer sa pertinence pour éclairer d’autres situations contestées par le passé ?

Un sinistre parallèle

Les narratifs conflictuels entourant ce nébuleux incident aérien ne sont pas sans rappeler ceux ayant suivi la tragédie du MH17 à l’été 2014, dans laquelle a péri la totalité des occupants de ce vol de Malaysia Airlines. Les circonstances de l’abattage de ce vol commercial, tombé dans l’oblast de Donetsk à l’est de l’Ukraine, dans un territoire contrôlé par les forces séparatistes russes, ont fait l’objet d’une intense bataille informationnelle. Celle-ci, opposant la Russie à un collectif d’enquêteurs en sources ouvertes, s’est principalement jouée autour de la production, la collecte et l’interprétation d’images disponibles en sources ouvertes.

Alors que la Russie et ses alliés en Ukraine ont bloqué l’accès au site de l’écrasement aux observateurs internationaux pendant des jours, le chef adjoint de l’armée russe a rapidement accusé l’armée ukrainienne d’être à l’origine de la tragédie. L’Ukraine a pour sa part imputé la responsabilité de l’incident aux séparatistes russes en soulignant l’absence de lance-missiles Buk (à l’origine du tir) au sein de son armée. 

C’est le travail du collectif d’enquêteurs de sources ouvertes Bellingcat qui a en grande partie permis de faire la lumière sur les véritables circonstances de l’événement. En analysant des images tirées des réseaux sociaux, les enquêteurs ont pu retracer le chemin du lanceur Buk, déplacé de la Russie à l’Ukraine jusqu’au site de lancement probable de l’attaque. Cela représente un véritable tour de force de la part du collectif indépendant, qui a réussi à percer l’épais brouillard informationnel entourant la tragédie, exposant au grand jour la responsabilité maintes fois niée de la Russie dans le sombre incident.

En réponse à ces allégations, le ministère de la Défense russe a de nouveau rejeté le blâme sur l’armée ukrainienne. Cette fois, il publie une série d’images satellites destinées à prouver que le lanceur de missiles Buk à l’origine de l’écrasement n’était pas russe mais ukrainien et que la responsabilité de l’Ukraine était évidente compte tenu de la présence d’artillerie ukrainienne stationnée à proximité de l’endroit où le vol MH17 a été abattu le jour de l’incident.

Or, l’analyse subséquente de ces images par Bellingcat a démontré qu’elles ont été prises dans les jours précédant les événements, et non pas le jour même, comme le prétend la Russie. L’analyse des niveaux de compression des images a également démontré qu’elles avaient « très probablement » été manipulées avant leur diffusion afin de corroborer la version des faits russe.

Appuyée par ces preuves accablantes, l’enquête conjointe des Pays-Bas, de la Malaisie, de l’Australie, de la Belgique et de l’Ukraine a finalement permis de conclure, près de quatre ans plus tard, que les soldats de la République autoproclamée de Donetsk, armés et soutenus par Moscou, étaient bel et bien responsables de l’abattage du vol MH17. Il s’agit d’une conclusion douce-amère considérant le manque de preuves concrètes permettant d’établir l’implication directe de l’État russe, malgré la présence de telles indications, ainsi que l’impossibilité de faire extrader les deux ex-agents du renseignement russe et le dirigeant séparatiste ukrainien reconnus coupables du meurtre des 298 victimes de l’écrasement.

Une solution sujette à des lacunes

Bien que la démystification de la tragédie du vol MH17 par Bellingcat ait été érigée comme un cas exemplaire du succès du renseignement de sources ouvertes dans la guerre informationnelle du conflit russo-ukrainien, son utilité comme moyen pour contrer la désinformation et pour établir la responsabilité criminelle demeure une question ouverte.

D’une part, comme le démontre l’exemple précédent, cette pratique permet de s’affranchir des barrières géographiques et d’accéder à des sites difficiles ou interdits d’accès pour y relever des éléments probants. Toutefois, dans certains cas, tel l’écrasement du vol Il-76, les éléments de preuve disponibles en sources ouvertes ne se sont pas avérés suffisants pour réfuter la version russe des événements. Par ailleurs, certaines recherches mettent en évidence le fait que la non-disponibilité d’éléments à analyser par les enquêteurs de sources ouvertes représente une source de biais dans la sélection des cas à investiguer, favorisant l’analyse de violences « visibles » au détriment de celles « cachées », comme les violences sexuelles ou la torture.

La rapidité avec laquelle les acteurs de désinformation créent et diffusent les contenus fallacieux — parfois contradictoires — pour saturer l’espace informationnel constitue aussi un défi de taille pour les enquêteurs de sources ouvertes. Certes, ces derniers sont généralement plus rapides que les médias traditionnels pour réfuter les narratifs mensongers, leur permettant de tuer dans l’œuf de nombreuses tentatives de tromper les audiences. Cela étant, nombre d’enquêteurs déplorent le « travail de Sisyphe » que représente l’utilisation de l’OSINT pour contrer la désinformation russe tant celle-ci est créée et diffusée à un rythme effréné. Cette cadence est soutenue par l’utilisation de réseau de « bots» permettant d’automatiser l’amplification des narratifs fallacieux sur les réseaux sociaux.

La notoriété des organisations d’enquêtes de sources ouvertes peut également être instrumentalisée à des fins de désinformation, tel que l’illustre la récente diffusion de vidéos frauduleuses se présentant comme des contenus de la BBC et citant une fausse enquête de Bellingcat au sujet de la guerre en Ukraine. L’instrumentalisation de la pratique à des fins de désinformation va encore plus loin. C’est notamment ce que démontre la création de sites propagandistes pro-russes comme War on Fakes, qui se présentent eux-mêmes comme des plateformes d’OSINT et qui diffusent à des audiences internationales des narratifs maintes fois démystifiés. L’image de marque de l’OSINT, et la confiance qu’elle inspire à certaines audiences, peut donc représenter une arme de choix pour les acteurs de la désinformation.

Un outil parmi d’autres

Alors que la Russie refuse de retourner à l’Ukraine les corps des soixante-cinq prisonniers de guerre prétendument tués lors de l’incident du 24 janvier, les véritables circonstances qui l’entourent demeurent opaques et pourraient le rester indéfiniment, à l’image d’autres tragédies survenues dans le cadre du conflit. Cette opacité est renforcée par le secret entourant les processus d’échange de prisonniers de guerre entre les deux belligérants ainsi que par l’opposition de la Russie à la tenue d’une enquête internationale pour éclaircir les circonstances de l’événement.

À l’ère post-factuelle, le renseignement de sources ouvertes représente donc un précieux complément à l’arsenal des journalistes, des chercheurs et des procureurs désireux de faire prévaloir la vérité à travers la désinformation massive entourant la guerre russo-ukrainienne. Mais pour mieux reconnaître ses limites, la pratique doit être prise pour ce qu’elle est : un complément, et non une solution miracle, aux mesures de lutte contre la désinformation et à la responsabilisation des auteurs de crimes de guerre.

Pour lire la version PDF

20 février 2024
En savoir plus