Base de données OKIDB : Quand la machine de surveillance chinoise nous observe

Par Gabrielle Gendron
Chroniques des nouvelles conflictualités - Chaire Raoul-Dandurand
Pour consulter cette chronique en version PDF
À la mi-septembre, on découvrait l’existence d’une gigantesque base de données établie par une entreprise chinoise et contenant les informations personnelles de millions d’individus influents vivant à l’étranger. Loin d’être bénin, cet évènement nous en apprend beaucoup sur l’essor et l’internationalisation de la machine de surveillance chinoise.
Le 14 septembre dernier, des médias occidentaux, dont le Globe and Mail, publiaient une enquête digne d’un roman orwellien : on y apprenait l’existence d’une gigantesque base de données chinoise contenant les informations personnelles de millions d’individus à travers le monde. Baptisée OKIDB (Overseas Key Information Database), celle-ci consisterait en un vaste travail de collecte d’information sur des personnalités influentes, dont 3,767 Canadiens.
Selon le Globe and Mail, elle recenserait des informations à propos de 2,4 millions de personnes, 650 000 organisations, et contiendrait plus de 2,3 milliards d’articles de presse et 2,1 milliards de messages provenant des médias sociaux. Édifiée par l’entreprise chinoise Shenzhen Zhenhua Data Information Technology Co. Ltd, la base de données dresserait donc un profil précis des individus recensés : date d’anniversaire, état matrimonial, profession, associations politiques, relations personnelles, identifiants de médias sociaux.
Un clin d’œil au célèbre 1984 de George Orwell ? Ou l’internationalisation du système de crédit social chinois, qui prévoit la collecte de données à propos des individus pour attribuer aux plus méritants (ou obéissants) des privilèges sociaux, dont du crédit financier ou l’accès aux meilleures écoles du pays ? La question qui brûle les lèvres depuis est de savoir si ces données sont récoltées dans un but purement lucratif ou si elles sont exploitées par les services de renseignement et le gouvernement chinois.
Un cycle de surveillance animé par l’entreprise de modernisation chinoise
L’évènement n’est pas anodin puisqu’il vient confirmer que la Chine mène des efforts de surveillance accrus à l’échelle internationale, fidèle à sa longue tradition d’espionnage. Dans un ouvrage collectif paru en 2015, Nigel Inkster explique que la Chine recourt à l’espionnage industriel à l’encontre des États-Unis et d’autres pays occidentaux depuis les années 1980. Cette pratique fut même institutionnalisée par le National High Technology Research and Development Plan (Plan 863), élaboré en 1986 par Pékin dans l’optique d’éliminer la dépendance chinoise aux technologies étrangères dans des domaines jugés stratégiques. Le Plan 863 finançait ouvertement des initiatives de recherche et développement des divers secteurs militaires et civils. Le phénomène prend une telle ampleur qu’au moment de publier leur ouvrage de 2015 consacré à la question, les chercheurs Jon R. Lindsay et Tai Ming Cheung notent que huit des neufs cas d’espionnage étranger ayant fait l’objet de poursuites judiciaires aux États-Unis en vertu de la loi US Economic Espionage Act of 1996, avaient un lien quelconque avec la Chine.
Dans les années qui suivent les débuts du Plan 863 de 1986, Pékin met la main sur une quantité impressionnante de documents en format papier. Or, la montée d’Internet et la transformation des technologies de l’information à l’ère du numérique permettent bientôt à Pékin de recueillir l’information qu’elle convoite encore plus rapidement et avec plus de facilité. Ce type de collecte de données se poursuit en Chine à ce jour. En effet, Pékin a développé depuis quelques années des compétences saisissantes dans le domaine de la surveillance numérique, notamment grâce aux entreprises technologiques chinoises de pointe. En pleine guerre de l’information, le cas de l’OKIDB illustre la volonté de la Chine d’étendre encore davantage de telles pratiques sur la scène internationale, pour assouvir le désir des dirigeants chinois d’assurer la montée de la Chine, notamment dans le cyberespace.
Lors de la Conférence nationale sur la cybersécurité et l’informatisation en avril 2018, Xi Jinping soulignait déjà les mérites de la fusion militaire et civile qu’il préconise dans les domaines de la cybersécurité et de l’informatisation, appelant la Chine à instrumentaliser la transformation des technologies de l’information dans une optique de surveillance. La controverse entourant la base de données OKIDB semble en témoigner.
Overseas Key Information Data Base, une encyclopédie d’un nouveau genre
Que sait-on pour l’heure de la base de données OKIDB ? Elle compilerait une myriade de données sur des politiciens, officiers militaires, diplomates, universitaires, fonctionnaires, ingénieurs, journalistes, avocats, comptables et jusqu’aux concierges de laboratoires universitaires, pour ne citer que ceux-ci. Ces individus auraient été sélectionnés en raison de leur accès à des informations stratégiques ou parce qu’ils occupent des postes névralgiques dans des institutions clés pour la Chine. Certains individus sont également recensés dans cette base de données parce qu’ils ont des liens familiaux avec des personnes influentes. À titre indicatif, on y trouve des informations sur la fille du premier ministre Justin Trudeau !
Selon le Globe and Mail, chaque profil est classé selon une échelle allant de 1 à 3. Les individus inscrits sous le 1 semblent être en position d’influence directe, tandis que ceux sous le 2 sont parentes avec des personnes au pouvoir. Les personnes classées au niveau 3 forment une catégorie plus floue, mais présentent des similitudes en termes d’antécédents judiciaires et particulièrement de délits économiques. On y retrouve par exemple Riadh Ben Aissa, cet ancien membre de l’équipe de direction de SNC-Lavalin qui a récemment plaidé coupable dans une affaire de fraude.
La base de données accorde ainsi une place importante aux criminels canadiens : 198 personnes associées aux stupéfiants, 178 à la conspiration, 162 à la fraude et 100 au blanchiment d’argent. On ne connaît pas encore les raisons de cet intérêt, mais il est possible que la cueillette d’informations compromettantes soit par exemple destinée à faire pression sur les individus concernés, à des fins économiques ou politiques (faisant ainsi écho au concept de sharp power). L’OKIDB contiendrait également des informations sur de nombreux think tanks et universités, et plus spécifiquement sur le personnel qui y travaille.
L’OSINT, nouvelle mine d’or du renseignement
Selon le professeur Christopher Balding et le Globe and Mail, la base de données aurait été élaborée essentiellement à partir d’informations publiques ou en libre accès, sur les réseaux sociaux par exemple, une technique de renseignement connue sous le nom d’OSINT, pour Open Source Intelligence. En 2015, un important ouvrage collectif consacré à l’évolution des agences de renseignement chinoises notait la montée fulgurante des activités de collecte de renseignements de ce type par la Chine, grâce au travail acharné de milliers de fonctionnaires et de centaines d’agences dispersées dans la bureaucratie du pays.
Il n’est donc pas surprenant qu’un grand nombre des données de l’OKIDB provienne de l’outil de recherche Factiva de la société Dow Jones & Company, l’un des principaux fournisseurs mondiaux d’informations économiques et financières. D’autres données ont tout simplement été recueillies sur les plateformes Facebook, Twitter et LinkedIn, d’où l’OKIDB a extrait des informations permettant d’identifier des corrélations et des schèmes pour établir des profils assez précis sur les individus visés par la démarche.
L’OKIDB agit donc ici comme encyclopédie numérique pouvant facilement être utilisée à des fins économiques, politiques et stratégiques. Ce constat suggère qu’il existe peut-être une relation entre la société Zhenhua et le Parti communiste chinois. En Chine, où la séparation entre les secteurs public et privé devient de plus en plus floue, la loi sur le renseignement national de 2017 oblige les entreprises et les citoyens à partager leurs informations pour « coopérer, soutenir ou assister les institutions nationales du renseignement ». On peut ainsi imaginer que Zhenhua travaille à créer des outils permettant de transformer les informations en libre accès, éparpillées sur les réseaux sociaux, en données compilées pouvant être plus rapidement analysées et instrumentalisées par l’armée, la communauté du renseignement et d’autres institutions de l’État chinois.
La pointe de l’iceberg
Dès lors, si dans les dernières années, l’attention des spécialistes s’est surtout concentrée sur la censure (le Great Firewall chinois) et la surveillance des Chinois sur leur propre territoire, le cas de l’OKIDB montre que le Big Brother chinois s’intéresse aussi à de nombreux ressortissants étrangers, et à des détails importants de leur vie privée. Ce faisant, l’Internet chinois, animé par une multitude de forces nationales et internationales, se transforme rapidement en un outil de surveillance tous azimuts. Le Canada, comme le reste des pays occidentaux, doit s’y attendre : la base de données de Zhenhua n’est qu’un modeste aperçu des répercussions du développement numérique chinois sur le système international et des ambitions de la Chine en matière de cyberespionnage.
Gabrielle Gendron est coordonnatrice et chercheure à l’Observatoire des conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul-Dandurand.
29 septembre 2020