Carne y Arena – expérience immersive au cœur de la migration
Par Élisabeth Vallet
Depuis quelques semaines, les médias américains dépeignent une véritable crise à la frontière, et placent l'administration Biden sur la sellette. L’exposition Carne y Arena tombe à pic pour plonger au coeur de l’expérience migratoire et comprendre l’ampleur de la crise. Qui n'est peut-être pas tout à fait là où l'on croit.
Carne y Arena (Virtuellement présent, physiquement invisible), « la chair et le sable », est l’expérience immersive conçue par Alejandro G. Iñárritu amenée à Montréal par le Centre Phi et projetée à l’Arsenal, dans la Petite-Bourgogne.
Approcher l’expérience migratoire
L’installation d’Iñárritu, qui lui a valu un oscar spécial en 2017, projette celui qui s’y risque au cœur de l’expérience migratoire, à la frontière mexicano-américaine, dans le désert de Sonora. Tant et si bien celui ou celle qui y plonge n’est plus tout à fait spectateur, immergé plus que voyeur, exposé plutôt qu’en retrait.
[Attention - dévoilement] Ce qui va suivre décrit l’expérience mise en place par Alejandro G. Iñárritu. Toutefois, rien ne peut remplacer le réalisme de cette aventure de 20 minutes.
L’entrée dans l’univers de Carne y Arena se fait en longeant un mur, en fait un véritable pan du mur frontalier venu d’Arizona, sur lequel une affiche établit la démarche d’Iñárritu. Au bout, une porte mène dans une petite pièce. Grise. Froide. Un peu sombre. Dans un casier au mur, le visiteur dépose chaussures, chaussettes et sac. Refermant la porte du casier, il finit par s’asseoir, pieds nus, sur le petit banc en métal, en recroquevillant les orteils, car le plancher est froid. Seul. Sans téléphone, papiers d’identité, ou argent sur soi, une pièce de chair dans un univers désincarné. Au sol gisent quelques objets personnels, des chaussures, (véritables) témoins des personnes migrantes qui sont passées par une de ces cellules. Un peu à la manière du travail de l’artiste Susan Harbage Page, qui rend compte du parcours des personnes migrantes à travers les photographies d’objets qu’ils laissent derrière eux dans leur périple (on peut visiter virtuellement l’exposition de cette artiste américaine au Gregg Museum of Arts, ici). Dans cette cellule froide, qui ressemble sciemment à une hielera, une de ces geôles glaciales où les personnes migrantes sont parfois amenées après avoir été arrêtées dans le désert, l’attente s’étire, le malaise est oppressant.
Puis la lumière rouge au-dessus de la porte opposée à celle par laquelle on est entré s’allume au son sourd d’une sirène qui invite à s’y introduire. L’oppression s’accroît. En fait l’expérience immersive a déjà commencé.
Contraste.
Dans cette deuxième pièce sombre, la lumière au fond est aveuglante, un peu comme si le soleil paraissait sur le point de lever. Sous les pieds nus du visiteur, le sable et les graviers. Dans la pénombre, une personne équipe le visiteur d’un sac à dos et de l’équipement visuel et auditif de réalité virtuelle.
L’immersion est instantanée.
Le soleil se lève sur le désert de Sonora. Le vent joue dans les buissons. On croit presque sentir les créosotiers qui embaument le désert à la fraicheur.
Des chuchotements. Le visiteur n’est pas seul. Le groupe de personnes qui se faufilent dans la pénombre vient d’Amérique centrale. [Fin du dévoilement]
Ce ne sont pas des acteurs, mais bien des personnes migrantes, interviewées et filmées pour les fins de cette exposition. Pas par voyeurisme, mais pour traduire leurs témoignages, les rendre accessibles et immerger les spectatrices et spectateurs dans la réalité de la migration. L’attente. La peur. La violence de la migration. Le reste… il faut le vivre. S’immerger pour comprendre. Ressentir.
On ne sort pas de cette immersion émotionnelle indemne. Carne y Arena met un visage sur la migration, des émotions sur l’expérience : oppression, peur, terreur, douleur. Et il n’est sans doute pas possible de demeurer totalement spectateur. Avec cette œuvre, Iñárritu met des visages sur les mots du poème de Warsan Shire, Home :
Home lu par l'autrice, Warsan Shire (extrait)
you have to understand, that no one puts their children in a boat unless the water is safer than the land no one burns their palms under trains beneath carriages no one spends days and nights in the stomach of a truck feeding on newspaper unless the miles travelled means something more than journey. no one crawls under fences no one wants to be beaten pitied no one chooses refugee camps or strip searches where your body is left aching or prison, because prison is safer than a city of fire and one prison guard in the night is better than a truckload of men who look like your father no one could take it no one could stomach it no one skin would be tough enough (…) |
Traduction et lecture par Laurence Vielle (extrait) Il faut que tu comprennes Que personne ne pousse ses enfants sur un bateau À moins que l’eau ne soit plus sûre que la terre ferme Personne ne passe des jours et des nuits dans l’estomac d’un camion En se nourrissant de papier journal à moins que les kilomètres parcourus Soient plus qu’un voyage Personne ne rampe sous un grillage Personne ne veut être battu Pris en pitié Personne ne choisit les camps de réfugiés Ou la prison Parce que la prison est plus sûre Qu’une ville en feu Et qu’un maton Dans la nuit Vaut mieux que toute une cargaison D’hommes qui ressemblent à ton père Personne ne vivrait ça Personne ne le supporterait Personne n’a la peau assez tannée (…) |
Au sortir de cette salle, c’est l’histoire de ces visages croisés dans le désert il y a quelques instants qui s’exposent, le temps d’effleurer des tragédies, de flirter avec la violence de la frontière, d’approcher le désespoir.
Car le mouvement est plus imposé que choisi
La crise n’est pas à la frontière. La crise, la véritable crise, les personnes migrantes la portent en eux. Elle est celle du pays exsangue qu’ils ont quitté, elle est celle des changements climatiques qui poussent des communautés autochtones[1]qui ne se sont jamais déplacées des montagnes d’Amérique centrale pour se rendre au pied du mur. Elle est celle des cartels, de la violence policière, des États corrompus qui poussent les parents à embarquer leurs enfants vers l’inconnu en laissant tout derrière eux. Elle est celle qui pousse les femmes à prendre la route tout en sachant qu’elles s’exposent à une violence sexuelle omniprésente[2], parce que la seule alternative, c’est rester. Et rester peut équivaloir à la mort. Elle est celle qui pousse des parents à regarder leurs enfants traverser la frontière sans eux, parce qu’il n’y a plus que cette solution. Elle est celle enfin, qui pousse des familles, en désespoir de cause, parce que la situation est devenue trop dangereuse côté mexicain, parce que l’attente trop longue les expose aux cartels qui les guettent, à traverser la ligne…à travers les courants traîtres du Rio Grande, ou la chaleur sans pitié du désert.
C’est cette dernière option qu’ont choisie les personnes migrantes que l’on rencontre dans cette expérience immersive présentée à l’Arsenal jusqu’au 20 juin. Depuis plus d’une décennie en effet, les murs et le renforcement de la frontière mexicano-américaine, mais aussi les politiques de renvoi vers le Mexique et les pratiques des patrouilles frontalières redéfinissent les trajectoires de celles et ceux qui migrent, n’ayant d’autre choix que d’opter pour des stratégies plus dangereuses, à travers des zones de plus en plus hostiles[3] - parce qu’encore une fois, faut-il le rappeler, rester n’est plus une solution. Le désert clame ainsi son lot de morts chaque année, comme le montre cette carte de Humane Borders.
Et c’est cet univers que Alejandro González Iñárritu avait approché dans son film Babel de 2006, et qu’il embrasse de nouveau dans cette expérience immersive : le désert, à la fois magique et mystérieux, mais aussi dangereux et hostile. Au point où la carte de Humane Borders est affichée en forme d’affiche (ci-dessous) dans les officines et refuges du côté mexicain de la frontière, avec la mention « il n’y a pas d’eau, ça ne vaut pas la peine ». Et de fait, ce point de passage aura été le plus meurtrier en 2020.
Pour autant, les personnes migrantes continuent à affluer, dans l’espoir de rencontrer un agent américain et de pouvoir déposer une demande d’asile. Dès leur départ, ils savent ce qui les attend – présumer qu’ils l’ignorent est erroné, présumer qu’ils le font pour vivre aux crochets d’un pays riche l’est tout autant, parce que la très grande majorité de ces individus venus du Triangle du Nord[4] ne se mettent en mouvement que lorsqu’ils ne peuvent plus rester. Lorsqu’il n’y a plus d’espoir. …Parfois avec la clé de leur maison dans leur poche – parce que le retour est le souhait premier.
À qui profite la mise en scène?
Depuis quelques semaines, les médias américains dépeignent une véritable crise à la frontière, que les républicains mettent en lien avec la politique migratoire de Biden, dont ils ne cessent de fustiger le laxisme, et que les chroniqueurs relaient abondamment. Le thème des frontières ouvertes et la récurrence de l’idée de vague migratoire représentent un levier électoral abondamment utilisé tant par les conservateurs que, plus récemment, par le populisme trumpien.
Au point où le débat public est défini et limité par ce prisme, aux dépens d’autres focales, qui ont pu, il y a de cela moins de trois décennies, montrer leur pertinence. Avec à la clé des images spectaculaires de personnes migrantes franchissant le mur, comme cette vidéo (antérieure à l’élection de 2020) sur TikTok, qui montre ce que l’on sait : un mur n’empêche pas les franchissements.
Ou plus récemment, cette vidéo avec Ed Lavandera de CNN, sur le Rio Grande, montrant un passeur faisant des allers-retours sur le Rio Grande, acheminant une dizaine de personnes du Mexique vers les États-Unis à chaque voyage. Ce dernier exemple est symptomatique de la mise en scène de la frontière, et de la théâtralisation de la « crise ».
Or cette vidéo requiert quelques précisions. Que des migrants traversent la frontière de manière irrégulière est indéniable, et la Rio Grande Valley est l’un des endroits où ces traversées s’opèrent – notre expérience sur le terrain abonde dans ce sens. Mais les images tournées par Lavandera, montrant un couloir de migration à la fois impressionnant et établissant l’idée même d’une crise, ont été signalées très tôt, comme une possible mise en scène, par le Butterfly Center. Nos collègues – Terrence Garrett et Scott Nicol respectivement professeurs à la University of Texas Rio Grande Valley et au South Texas College – ont confirmé l’invraisemblance des faits tels que présentés. En effet, il est peu probable que le passeur, le « coyote » disent-ils, ne se sente pas en danger face à une caméra ou à risque d’être arrêté pour trafic; il n’est guère imaginable qu’il dissimule son visage alors que leur pratique est de se fondre dans la masse, ou encore qu’il fournisse à chaque individu des gilets de sauvetage adéquats y compris pour les enfants. Il est également peu crédible que le point de passage se fasse dans une zone lourdement patrouillée, suffisamment surveillée pour que les gardes frontaliers soient au courant de cette opération, et ce bien avant que CNN n’arrive sur les lieux. Cet incident, une mise en scène à des fins médiatiques, ne change bien entendu rien aux franchissements irréguliers de la frontière, mais il correspond à une volonté de théâtralisation des questions frontalières et sert plusieurs objectifs. Électoraux, évidemment, puisque tant les acteurs conservateurs locaux que fédéraux ont compris que cet enjeu était rentable sur ce plan. Mais aussi bureaucratiques. Lors d’une entrevue réalisée fin 2016 à la frontière à San Diego, un patrouilleur frontalier nous avait fait part de son malaise face à l’omerta croissante dans les rangs de la Customs and Border Patrol (CBP). Or la politisation de cette agence que certains estiment hors de contrôle n’a cessé de croître. Le vent favorable dont a bénéficié la CBP sous l’administration précédente a généré un certain nombre de prises de positions et d’attitudes répréhensibles. Les problèmes d’une agence qui se soustrait à nombre de contraintes légales sont réels tant sur le plan des comportements individuels (comme le montre le récit The line becomes a river), que sur le plan organisationnel (voir le rapport du Government Accountability Office).
Crise ou pas crise, telle est la question?
Mais au-delà de ça, il s’agit de déconstruire le discours de crise. Parler de « Biden Crisis » suppose un facteur de variation important, un lien causal, et une mesure relative à ce qui se passait avant. Le décryptage de l’avocat Aaron Reichlin-Melnick du American Immigration Council permet de resituer cette « crise », dans un contexte plus large en montrant les variations sur une longue période et leurs liens avec des politiques antérieures.
Si la mollesse de Biden est pointée du doigt par les républicains, il faut noter que les politiques particulièrement répressives de la présidence Trump n’ont pas empêché d’enregistrer des records d’afflux à la frontière : le lien causal entre la dureté et la cruauté de la politique frontalière, et l’afflux de personnes migrantes n’est pas naturel. Au demeurant, si Biden s’est montré progressiste sur bien des enjeux, ce n’est pas le cas de celui de la politique migratoire. Comme du temps de son prédécesseur, les frontières demeurent closes en raison de la COVID-19 et le président actuel continue à pousser l’externalisation de la frontière en demandant au Mexique d’en faire plus pour enrayer les flux migratoires vers le Nord.
La variation majeure des politiques de Biden tient au fait que les enfants et les adolescents sont exclus du programme de renvoi (MPP) vers le Mexique : lorsqu’ils se présentent à la frontière seuls, ils ne sont pas refoulés. Ce n’est pas un changement de politique en soi, mais l’application des lois en vigueur. Sur le plan strictement géographique, cela signifie que les enfants franchissent la ligne, mais ne sont finalement que 800 mètres plus loin, de l’autre côté de la frontière. Sur le plan humanitaire, cela signifie que les plus vulnérables vont voir leurs demandes d’asile étudiées tout en étant placés aux États-Unis, en principe à l’abri des risques de vols, kidnappings et viols. Sur le plan administratif, cela sous-tend que ces dossiers doivent être traités. La seule alternative, celle qui était appliquée jusqu’à présent, c’était le renvoi des mineurs, seuls, vers le Mexique.
Comme l’expliquent fort bien les spécialistes de WOLA (Washington Office on Latin America), il y a bien une crise. Réelle. Profonde. Mais elle ne provient pas de symptômes frontaliers (l’arrivée de mineurs à la frontière) mais de causes majeures, de celles qui mènent les Centraméricains hors de leurs pays : la succession de deux ouragans dévastateurs et la violence accrue dans les États concernés. Dans ce contexte, l'impact du retrait des aides aux pays d’Amérique centrale par l’administration Trump a été déterminant. Et une des politiques viables est d’agir à la racine du problème, comme le préconise le secrétaire à la sécurité intérieure Alejandro Mayorkas.
De plus, comme bien souvent en contexte de migration, ce sont d’abord les États limitrophes (comme le Mexique ou le Costa Rica) qui absorbent un nombre important de réfugiés, allant parfois jusqu’à créer un statut spécial pour ces nouveaux arrivants.
Ce faisant, le nombre de personnes migrantes qui arrivent actuellement à la frontière est, malgré la perception construite d’un phénomène inédit, en réalité en deçà des « crises » précédentes. Sur le plan de la gestion frontalière, 72% des individus appréhendés sont immédiatement refoulés. Le mois passé, la CBP a dû gérer 26 791 migrants : le mois de février 2021 représente, sur la dernière décennie, le 77e mois le plus occupé - ce qui est donc loin d’être une crise sans précédent.
Le véritable enjeu réside dans les images qui sont diffusées actuellement, d’enfants détenus beaucoup trop longtemps dans des infrastructures inadéquates. Là le défi tient à l’adaptation des infrastructures frontalières pour accueillir ces mineurs. En période de COVID-19, la capacité du Office of Refugee Resettlement chargé de prendre les enfants en charge est réduite ce qui crée des goulots d’étranglement dans les cellules de la CBP, raison pour laquelle l’agence de la FEMA (Federal Emergency Management Agency) a été sollicitée pour ouvrir des abris temporaires.
Le prisme de la crise frontalière fausse en quelque sorte la lecture que l’on peut faire de la situation actuelle. La militarisation de la frontière (qui va de pair avec le label de « crise ») n’offre pas une grande capacité de réaction à des phénomènes qui sont avant tout humanitaires : la « sécuritisation » de la frontière - faire glisser un phénomène vers une dimension de sécurité nationale alors qu’il ne l’était pas auparavant - rend en quelque sorte cette membrane frontalière trop rigide, et ce faisant les outils pour y remédier limités. Au fond, l’œuvre d’Alejandro G. Iñárritu vise à rendre son humanité au phénomène frontalier, à placer des visages et des histoires sur la « crise », à montrer les facteurs de mobilité plutôt que les symptômes. Parce que c’est à des milliers de kilomètres que commence l’histoire de ces femmes, de ces hommes, de ces enfants que l’on accompagne, l’espace de 10 minutes, dans le désert. Parce que parler d’humanité n’empêche pas de contrôler les frontières, parce que gérer la migration ne signifie pas d’ouvrir grand les frontières, parce que si l’on délaisse la focale sécuritaire alors peut-être qu’il y aura des solutions.
[1] Voir sur les barrières linguistiques de la migration : https://sojo.net/articles/protesters-highlight-barriers-indigenous-children-face-border
[2] Anjali Fleury, Women Migrating to Mexico for Safety: The Need for Improved Protections and Rights, UNU-GCM Female Agency, Mobility and Socio-cultural Change, 03 /08, 2016, https://i.unu.edu/media/gcm.unu.edu/publication/2957/Report8.pdf
[3] Et partout à travers le monde, comme le montre le reportage Le rêve canadien de l’émission Enquête diffusée sur Radio-Canada.
[4] Le Triangle du Nord est composé du Salvador, Guatemala et Honduras.
23 mars 2021En savoir plus