« Pain, justice et dignité » : la révolution égyptienne d’Alaa El Aswany

Par Mylène de Repentigny-Corbeil

Pour consulter cette chronique en version pdf

En 2018, sept ans après la « révolution du 25 janvier » en Égypte, Alaa El Aswany publie, aux éditions Actes Sud, J’ai couru vers le Nil, véritable épopée au cœur du « printemps » égyptien.  Figure emblématique des révoltes, ayant foulé la place Tahrir chacun des 18 jours de mobilisation, El Aswany est aujourd’hui interdit de publication et de toute collaboration avec la presse égyptienne. En dépit de la censure, il nous propose le récit d’une révolution atypique, symbole d’une société égyptienne en mouvement.

Le Caire, janvier 2011. Indigné.e.s face à la mort de Khaled Said[1] et insurgé.e.s par la corruption endémique, les abus de pouvoir et l’état d’urgence permanent, les contestataires se mobilisent sur la place Tahrir[2]. Au centre de la révolte, Achraf Ouissa, copte bourgeois dans la force de l’âge, désabusé par les rouages de son pays qui ne lui ont permis d’obtenir que des rôles de second plan, est l’un des financiers et hôtes des réunions de jeunes révolutionnaires. À ses côtés, Asma Zenati et Mazen el-Saqa, dont l’amour se bâtit au fil des manifestations, militent pour des idéaux communs de justice sociale et d’abolition des inégalités de classe. Jour après jour, ce sont des milliers de personnes, prêtes à mourir pour la révolution, qui les rejoindront.

Face à eux, il y a le général Alouani, dirigeant de la secrète branche sécuritaire du pouvoir, et sa fille Dania qui, au contact d’un condisciple universitaire, met la réputation de sa famille en péril pour défendre les opprimé.e.s et les victimes du régime. En retrait, mais omniprésent, on retrouve le cheikh Chamel, prédicateur adoré des hommes et des femmes d’affaires, et des politiciens, symbole de l’hypocrisie et de la luxure de certaines personnalités religieuses, marionnette des autorités et des fortuné.e.s. Il y a aussi l’ignoble Nourhane, présentatrice télé pour qui le pouvoir et l’ascension sociale semblent tout justifier. À leurs côtés, la grande bourgeoisie égyptienne, les riches et les grandes familles, les dirigeants politiques et les militaires… Face aux manifestant.e.s, il y a la force, le pouvoir et l’argent.

Nous sommes le 25 janvier 2011, le « Jour de la colère ». Dans 18 jours, Hosni Moubarak démissionnera de sa présidence, après 30 ans au pouvoir.

Liberté et dignité : une révolte qui transcende les religions et les classes sociales

Coptes, musulman.e.s, femmes, hommes, jeunes des classes populaires, professeur.e.s et intellectuel.le.s : l’indignation et la colère n’a ni genre, ni classe, ni religion sur la place Tahrir. La cause première de cette hargne populaire ? Hosni Moubarak et le Parti national démocratique, fondé par le précédent président Anouar el-Sadate. Au fil de son règne, Moubarak avait restreint toute opposition à sa réélection, avait supprimé les limites du mandat présidentiel et avait laissé le poste de vice-président vacant (El-Khawas, 2012). Les contestataires chantent à l’unisson « Moubarak, dégage » ; sa démission est nécessaire, selon eux et elles. Le 1er février, c’est plus de deux millions d’Égyptien.ne.s qui descendent dans la rue, dont 200 000 au Caire (El Khawas, 2012).

Leurs dénonciations et accusations sont multiples : brutalité policière, illégalité des rassemblements, conditions économiques précaires, taux de chômage élevé et corruption endémique. En plus de l’occupation de la place Tahrir, la révolution est nourrie par plusieurs protestations, manifestations et sit-in, aux quatre coins de l’Égypte. On y retrouve le mouvement pro-démocratie – qui comprend l’influent mouvement Kefaya (« ça suffit » en arabe) – revendiquant la suspension de l’état d’urgence[3], des élections libres et un changement de régime (Abdelrahman, 2012). Les luttes ouvrières sont également centrales ; on y réclame une hausse salariale, une amélioration des conditions de travail et une sécurité d’emploi. Finalement, plusieurs critiquent l’incapacité étatique à fournir les services et besoins essentiels à la population, relatifs aux soins de santé, à l’électricité et à l’eau potable notamment. Ensemble, ils contribueront à la démission du président le 11 février 2011.

L’ère post-Moubarak : entre désillusion et manipulation

Après l’euphorie du départ vient l’offensive du pouvoir. Dans J’ai couru vers le Nil, le général Alouani réunit les plus grandes fortunes du pays et les exhorte à un investissement massif dans les chaînes médiatiques privées. L’objectif ? Propager la rumeur que les révoltes étaient le fruit de complots étrangers et que les manifestant.e.s étaient financé.e.s par les États-Unis et Israël. Ce manège propagandiste fonctionne ; la population générale se range derrière les autorités. Bien que récit de fiction, Alaa El Aswany se base sur des faits historiques et dresse le portrait d’une ère post-Moubarak guidée par le Conseil suprême des forces armées (CSFA) qui utilise les médias pour discréditer le mouvement populaire. Cette manipulation de l’opinion publique a été étudiée par plusieurs auteur.e.s dont Abdelrahman (2012), Boutaleb (2012) et El-Khawas (2012).

En février 2011, le CSFA, garant de la transition démocratique, dissout rapidement le parlement et suspend la constitution. Il faudra toutefois attendre juin 2012 pour la tenue d’élections qui porteront Mohamed Morsi et les Frères musulmans au pouvoir. Entre-temps, le pouvoir militaire est accusé d’utiliser les mêmes outils de répression que le régime Moubarak ; plus de 12 000 individus furent arrêtés et jugés par les tribunaux militaires dans l’année suivant les révoltes, et ce, sans possibilité d’appel ou de contestation judiciaires (El-Khawas, 2012). Depuis le coup d’État militaire du 3 juillet 2013 contre Morsi, la situation s’est rapidement dégradée. L’élection d’Abdel-Fattah al-Sissi, en mai 2014, a mené à une hausse d’arrestations politiques. Plusieurs ont pris la parole pour dénoncer une situation « pire » qu’à l’ère Moubarak.

À quelques mois du dixième anniversaire de la révolution de 2011, que reste-t-il de ce printemps égyptien ? Des récits et souvenirs, des articles et des histoires. Et encore assez de passion et d’espoir pour en écrire des romans.

Mylène de Repentigny-Corbeil est coordonnatrice de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand.

Bibliographie

  • Abdelrahman, M. (2012). « A hierarchy of struggles? The ‘economic’ and the ‘political in Egypt’s revolution », Review of African Political Economy, 39(134), 614-628.
  • Boutaleb, A. (2012). « Un vendredi ordinaire sur Tahrîr : les badauds, les orateurs et l’écho de la révolution », Journal des anthropologues, 128/129, 257-274.
  • Desmeules, C. (2018, 8 septembre). « “J’ai couru vers le Nil” : le miroir égyptien d’Alaa El Aswany ». Le Devoir, en ligne : https://www.ledevoir.com/lire/536173/le-miroir-egyptien-d-alaa-el-aswany
  • El Aswany, A. (2018). J’ai couru vers le Nil, Arles : Actes Sud.
  • El-Khawas, M. (2012). « Egypt’s Unfinished Revolution », Mediterranean Quaterly, 23(1), 52-66.

[1] Jeune blogueur d’Alexandrie, Khaled Said a été torturé et battu à mort le 6 juin 2010 par les forces policières égyptiennes. À l’instar de Mohamed Bouazizi en Tunisie – jeune vendeur de fruits et légumes s’étant immolé à Sidi Bouzid – il deviendra l’un des symboles des révoltes égyptiennes de 2011.

[2] Tahrir, devenue le symbole des révolutions égyptiennes, peut être traduit par « libération » en français.

[3] L’état d’urgence, en place depuis 1967, permettait aux forces policières et militaires de détenir indéfiniment et sans accès à l’aide juridique toute personne soupçonnée d’être une menace pour l’État (El-Khawas, 2012).

Pour consulter cette chronique en version PDF

28 avril 2020