Désinformation au féminin : la politique étrangère antiféministe de Moscou
Par Danny Gagné
Chronique des nouvelles conflictualités
Élections, manifestations, troubles sociaux : les moments d’effervescence sociopolitique représentent des terreaux fertiles pour des acteurs étrangers menant des campagnes de désinformation. La marche des femmes à Washington en 2017 n’a pas fait exception comme le démontre une récente étude, qui illustre également les efforts d’influence de la Russie pour faire barrière aux mouvements féministes.
Le 23 septembre dernier le New York Times publiait un article sur une campagne d’influence en ligne ayant visé le mouvement de la Marche des femmes sur Washington. S’appuyant sur une étude menée par Samantha Bradshaw et Amélie Henle, respectivement affiliées aux universités Stanford et Oxford, ce texte détaillait une vaste campagne informationnelle échelonnée sur deux ans et impliquant notamment les services de renseignement militaire russes (GRU), mais aussi la ferme à trolls Internet Research Agency (IRA). Objectif de l’opération : provoquer un morcellement de ce mouvement féministe, qui a vu le jour en janvier 2017 en réponse à l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis.
L’étude et l’article révèlent ainsi comment les organisations ayant planifié la marche, et plus encore certaines de leurs dirigeantes, se sont retrouvées dans le viseur de la désinformation russe. On y apprend aussi comment, malmenées par les controverses et les débats au vitriol sur les réseaux sociaux alimentés en partie par Moscou, trois des quatre membres fondatrices, Linda Sarsour, Tamika Mallory et Bob Bland, vont finalement quitter leurs fonctions en septembre 2019, laissant derrière elles une organisation éreintée.
Diviser pour mieux régner
C’est une petite armée virtuelle que met en lumière l’étude de Bradshaw et Henle : pas moins de 3841 comptes reliés à l’IRA et 414 autres pilotés par le GRU ont été suspendus par Twitter au terme de cette campagne d’influence. Deux stratégies majeures se dégagent des résultats de l’étude. L’une consiste à dépeindre le mouvement de la Marche des femmes comme étant issu d’un féminisme blanc et bourgeois : les contenus disséminés par les faux comptes (se faisant passer pour d’authentiques militantes américaines) accusent entre autres le mouvement de faire la sourde oreille aux besoins des femmes noires, de ne pas faire de place aux revendications des femmes d’allégeance plus conservatrice, ainsi que de ne pas s’intéresser aux femmes défavorisées.
La deuxième stratégie vise à attaquer des personnalités politiques et publiques. Hillary Clinton, némésis par excellence de la droite américaine, va être ciblée par environ 90% des gazouillis fabriqués : la plupart d’entre eux soutiennent la thèse qu’elle instrumentaliserait le féminisme dans un but électoral. La chanteuse Madonna, souvent considérée comme l’icône d’un féminisme décomplexé, mais non-militant, va, elle aussi, subir des attaques en ligne, dont environ 35% proviennent de comptes reliés à l’IRA. Et Linda Sarsour, figure de proue du mouvement de la Marche des femmes, fera l’objet d’attaques beaucoup plus personnelles: elle sera visée directement par plus de 2600 gazouillis issus de 152 comptes reliés à des intérêts russes.
Sarsour fait, malgré elle, figure de bouc émissaire idéal : féministe américaine portant fièrement le voile et née de parents palestiniens ayant immigré aux États-Unis, elle est cependant critiquée pour ses liens avec Louis Farrakhan, le leader de la Nation of Islam, connu du public pour ses propos antisémites. Elle servira de catalyseur aux nombreuses attaques de partisans de Donald Trump, mais aussi de groupes de tout acabit s’attaquant au féminisme. Les contenus fallacieux disséminés par le GRU tenteront notamment de l’associer à des organisations terroristes tel l’État islamique, ou encore de lui prêter la volonté d’imposer la charia aux États-Unis. L’ombre qu’elle porte au mouvement la poussera finalement vers la sortie en 2019.
La peur des « femmes rebelles »
Si cette campagne d’influence et de désinformation semble être un cas classique d’opération visant à effriter le tissu social américain, elle a aussi des objectifs de politique intérieure russe. En effet, l’élite dirigeante de ce pays ne cache pas son aversion pour les idées libérales, associées de près ou de loin aux luttes des mouvements féministes et LGBTQ+, comme le mariage de conjoints du même sexe (criminalisé en Russie). Cette campagne a donc vraisemblablement aussi pour but d’orienter l’opinion publique russe à l’égard de ces mouvements, volontiers présentés comme symboles d’une prétendue décadence morale de l’Occident et comme une menace aux valeurs traditionnelles du pays. Vladimir Poutine n’hésite pas, depuis plusieurs années, à soutenir généreusement des groupes antiféministes et homophobes, tel le groupement de motards Night Wolves (qui a même combattu en Ukraine en 2014).
Moscou n’est donc pas étranger à la critique du féminisme ni aux manœuvres informationnelles pour le décrédibiliser. En 2018, une série de vidéos où l’on peut voir une femme aspergeant d’eau de Javel l’entre-jambes d’hommes utilisant le métro de St-Petersbourg dans le but de combattre le manspreading[1], devient virale. Elle est rapidement visionnée par plus de 6 millions d’internautes alors que des messages haineux attaquant le féminisme pullulent dans les sections de commentaires. Or, la vidéo est originalement publiée par In The Now, média de langue anglaise appartenant à Russia Today, un média d’État russe. Une enquête va finalement faire la preuve que la vidéo est une supercherie, un des hommes victimes de « l’attaque » avouant avoir été payé. Cette vidéo, qui met en scène un féminisme « extrémiste », avait pour objectif de provoquer une réaction de rejet de la part des spectateurs.
La figure de la « femme rebelle » est un épouvantail agité de longue date par les partisans du nationalisme russe, comme l’ont montré les polémiques entourant le mouvement des Pussy Riot au début des années 2010. Avant cela, d’autres épisodes témoignaient déjà des peurs existentielles générées par le féminisme au sein de la droite russe : dans les années 1980, une légende urbaine affirmait que des femmes mercenaires tireurs d’élite, les White Stockings (appelées parfois White Tights)[2] sévissaient dans les anciennes républiques soviétiques. Érigées en amazones antirusses, entraînées à l’étranger, les White Stockings auraient, selon la légende, attaqué l’armée russe dans différents théâtres d’opérations, en Tchétchénie d’abord, et plus récemment en Géorgie.
Le Canada à l’abri?
Alors que la récente publication du New York Times démontre que le féminisme américain n’est pas épargné par les attaques provenant de l’étranger, le Canada ne semble pas totalement à l’abri lui non plus. Chrystia Freeland, ancienne ministre fédérale des Affaires étrangères et actuellement vice-première ministre, est, depuis quelques années, la cible d’acharnement informationnel venu de Russie. On se souvient notamment d’une campagne médiatique lancée par différents médias russes en 2017, qui accusait le grand-père de Mme Freeland, originaire d’Ukraine, d’avoir collaboré avec l’Allemagne nazie durant la Deuxième Guerre mondiale. D’autres messages au vitriol contre la politicienne ont suivi depuis, lui reprochant récemment de soutenir des mouvements d’extrême droite ukrainiens. Or, Chrystia Freeland, connue pour ses positions très fermes à l’égard de la Russie, est aussi l’une des principales architectes de la Politique d’aide internationale féministe du Canada. Ironie du sort, alors même que le bien-fondé de cette politique fait l’objet de diverses critiques, on découvre que la Russie, elle, assume volontiers une politique étrangère antiféministe.
[1] Position assise où l’homme a les jambes amplement écartées.
[2] Les chaussettes blanches, aussi appelées les collants blancs.
11 octobre 2022En savoir plus