Élections et banlieues : pourquoi les milieux suburbains ne votent pas tous de la même façon

Par Jean-Daniel Roy-Trudeau
Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques

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Depuis le tournant du 21e siècle, les banlieues hébergent la majorité de la population américaine en plus d’être le type de milieu connaissant les plus grands taux de croissance démographique. Alors que les élections législatives de 2022 s’approchent, ces territoires seront une fois de plus au cœur de l’attention médiatique. En effet, le clivage entre les centres urbains démocrates et les milieux ruraux républicains étant plus verrouillé que jamais, les milieux suburbains constituent de rares espaces compétitifs sur le plan électoral. Les électrices et électeurs des banlieues seront donc convoités par les deux partis qui souhaitent conserver les majorités au Congrès ou renverser l’équilibre partisan. Or, loin d’être homogènes et identiques les unes par rapport aux autres, les banlieues sont de plus en plus diversifiées autant sur le plan de la composition démographique et socio-économique que de leurs fonctions.

La fin des Levittowns

À bien des égards, les banlieues cristallisent le rêve américain : mobilité sociale, accès à la propriété, tranquillité et sécurité. Certaines banlieues reflètent effectivement la vision d’une Amérique suburbaine résidentielle, blanche, conformiste, aisée ou de classe moyenne digne des Levittowns de l’après-guerre. Ces énormes développements suburbains réservés exclusivement aux populations blanches, étaient entièrement planifiés et exécutés par un seul entrepreneur, Levitt & Sons. Aujourd’hui, le paysage de ces territoires est beaucoup plus diversifié et nuancé. Bien que ce type de communauté ait dominé au départ le paysage suburbain, il n’en a jamais été l’unique manifestation. Dès la fin du 19e siècle, des banlieues industrielles et manufacturières émergent aux abords des centres de production et de vente du Midwest et du Nord-Est. À la même époque, plusieurs quartiers et villages, peuplés par des populations immigrantes venant entre autres d’Europe de l’Est et du Canada français, font leur apparition. Par ailleurs, bien que les pratiques de discrimination systémique[1] aient ralenti l’exode vers les banlieues des personnes afro-américaines, en plus de renforcer la ségrégation résidentielle à l’échelle du pays, quelque 1,5 million d’entre elles y habitait déjà avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

La diversification des populations suburbaines s’est accélérée à la fin du 20e siècle avant d’exploser au 21e siècle. Au niveau national, on estime que les minorités ethnoculturelles constituent un peu plus de 30 % de la population suburbaine, bien que cette répartition ne soit pas uniforme à travers les principales régions métropolitaines. En 2010, 36 des 100 plus grandes régions métropolitaines comportaient des banlieues au sein desquelles les minorités représentaient au moins 35 % de la population. Dans 16 de ces régions, certaines municipalités accueillent des communautés ethnoculturelles constituant la majorité de la population. Les banlieues sont également les milieux qui accueillent le plus grand nombre d’immigrantes et d’immigrants, regroupant 61 % de cette population en 2013. Tout semble indiquer que ces tendances se sont maintenues, particulièrement dans les grandes régions métropolitaines.

Si les banlieues sont parfois composées de communautés aisées, elles peuvent également avoir des taux de criminalité et de pauvreté supérieurs à la moyenne nationale. En 2015, 11 % de la population suburbaine (16 millions de personnes) vivait sous le seuil de pauvreté aux États-Unis, concentrant ainsi plus de personnes vivant dans des conditions socio-économiques difficiles que les milieux urbains. Bien entendu, la pauvreté y est inégalement répartie. Par exemple, les banlieues dites « vulnérables » ou « à risque » se retrouvent davantage dans le Midwest et le Nord-Est qu’ailleurs au pays. De plus, les minorités ethnoculturelles sont surreprésentées en ce qui a trait à la pauvreté suburbaine alors que 56 % d’entre elles sont sous le seuil de pauvreté dans ce type de communauté.

Les multiples fonctions des banlieues

Le rôle des banlieues n’est pas que résidentiel ; plusieurs d’entre elles cumulent d’importantes fonctions économiques. En effet, la tendance à la décentralisation de l’activité économique qui était observable à partir des années 1950 s’est nettement accentuée depuis les années 1970. Non seulement les métropoles ne sont plus les centres de la vente au détail (avec l’apparition des centres commerciaux aux abords des régions métropolitaines), mais plusieurs industries ont également quitté les centres urbains pour installer leurs opérations dans de nouvelles usines situées dans les vastes milieux suburbains moins dispendieux et à proximité des échangeurs du réseau routier interétatique (Interstate Highway System). La restructuration de l’économie américaine vers le secteur des services a également contribué à cette tendance alors que plusieurs compagnies ont choisi d’installer ou de déplacer leur siège social en banlieue. Certaines de ces municipalités concentrent aujourd’hui de plus grands espaces à bureaux que les centres urbains autour desquels leur développement s’est initialement effectué. Qu’il s’agisse de parcs industriels, d’espaces à bureaux ou encore de centres de recherche et de développement, davantage d’Américaines et d’Américains travaillent désormais en banlieue. Celles-ci ne sont donc plus exclusivement les chambres à coucher du pays.

Des communautés aux préférences distinctes

D’un point de vue électoral, concevoir « les banlieues » comme un tout monolithique serait donc malavisé. La question How will the suburbs swing ? en dissimule plusieurs autres. Ces communautés aux profils socio-économiques et démographiques divers ne partagent ni les mêmes priorités politiques ni les mêmes opinions sur les enjeux qui définiront les campagnes électorales. On peut également penser raisonnablement que ces électrices et électeurs ne répondront pas de la même façon aux appels idéologiques ou moraux qui traverseront, subtilement ou non, les messages électoraux des candidates et candidats.  

Il est important de différencier les banlieues des 20 plus grandes régions métropolitaines qui se tournent de plus en plus vers les démocrates et celles entourant les plus petits centres urbains qui restent davantage fidèles au Parti républicain. L’appui de ces dernières au Parti démocrate est inférieur de 10 points de pourcentage par rapport aux premières, traduisant sans doute l’avantage historique du Grand Old Party dans les banlieues que les démocrates n’ont réussi à percer durablement qu’à partir des années 1990. Cette divergence des comportements s’explique notamment par de plus hauts taux d’éducation et une plus grande diversité ethnoculturelle au sein des banlieues des plus grandes régions métropolitaines.

Ainsi, le paysage suburbain contemporain diffère de la représentation stéréotypée et persistante des banlieues homogènes de l’après-guerre. Bien que la ségrégation raciale et économique ait laissé des traces indélébiles sur l’ensemble des milieux urbains et suburbains, les banlieues sont aujourd’hui plus diversifiées que jamais. Il est cependant impératif de considérer chacun de ces territoires dans son contexte respectif si on veut saisir les nuances qui traversent les différentes communautés des banlieues. Le dynamisme économique et démographique de certaines régions métropolitaines dans le sud et l’ouest du pays semble profiter d’abord aux démocrates, comme en témoignent les récentes victoires démocrates en Arizona et Géorgie. Encore une fois, ces tendances sont à nuancer à l’intérieur même des zones géographiques. L’amenuisement des marges démocrates dans certaines régions en Floride ou au sud du Texas en est un bon exemple. Chose certaine, la campagne présidentielle républicaine de 2016 nous a déjà montré comment la frustration à l’égard de la stagnation, voire du déclin de certaines régions métropolitaines, notamment dans le Midwest, peut être récupérée et transformée en atout électoral.

[1] La discrimination systémique peut être institutionnelle ou privée. Par exemple, la pratique du redlining, généralisée par les agences gouvernementales et institutions financières, limitait ou rendait inaccessibles les prêts et assurances aux populations vivant dans certains quartiers sur la seule base de leur « race ». Aussi, des contrats légaux entre propriétaires et agences immobilières interdisaient la vente, l’achat ou la location de logements aux personnes non blanches dans certains quartiers (voir racial covenants).

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22 mars 2022
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