Guerre en Ukraine : les réfugiés ukrainiens ciblés par la désinformation russe
Par Fanny Tan
Chronique des nouvelles conflictualités | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques
Alors que des millions d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens ont fui leur pays, la Russie déploie d’importants efforts informationnels pour instrumentaliser leur exode. En propageant des rumeurs de vandalisme et de traitements de faveur, Moscou cherche à éroder la sympathie des opinions occidentales pour l’Ukraine.
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, une importante campagne de désinformation sévit sur les réseaux sociaux. Qualifiée par la maison mère de Facebook comme « l’opération d’origine russe la plus complexe que [Meta a] interrompu depuis le début de la guerre en Ukraine », cette campagne vise notamment à ternir l’image des réfugiés ukrainiens dans plusieurs pays d’Europe, dont l’Allemagne, la Pologne, l’Italie, la Roumanie, la République tchèque et la Slovaquie, et ainsi créer une pression sur les gouvernements concernés pour les pousser à réduire leur aide.
Alors que nombre de spécialistes estiment que la dépendance au soutien militaire occidental est le principal talon d’Achille de l’Ukraine, ces efforts de désinformation semblent poursuivre un objectif à peine déguisé : éroder la sympathie des opinions publiques occidentales pour la population ukrainienne.
« Privilégiés, violents et immoraux »
Comme le démontre une récente analyse de l’Institute for Strategic Dialogue (ISD), cette vaste campagne informationnelle joue sur plusieurs narratifs distincts pour parvenir à ses fins. Les réfugiés ukrainiens, accusés à tort d’être des profiteurs qui recevraient des traitements de faveur, ne seraient pas les bienvenus en Europe : un récit appuyé par maints témoignages anonymes et non vérifiés « d’hôtes européens » qui auraient chassé les réfugiés hors de chez eux.
Sur les réseaux sociaux, en Europe de l’Est, circulaient des photos de voitures de luxe aux plaques d’immatriculation ukrainiennes et des témoignages anonymes affirmant que de riches Ukrainiens faisaient la file pour obtenir des aides gouvernementales. Cette dernière information fait allusion au « tourisme de bénéfices sociaux » auquel s’adonneraient les réfugiés, une affirmation mensongère qui s’est déjà frayé un chemin dans des discours politiques, en Allemagne notamment.
En Pologne, un des pays de l’Union européenne ayant accueilli le plus grand nombre d’exilés ukrainiens (1,5 million en novembre), des publications fallacieuses indiquaient qu’ils y recevaient un traitement préférentiel, au détriment des Polonais. Certains groupes et extrémistes de droite ont prétendu à tort que le gouvernement polonais attirait des personnes en provenance d’Ukraine pour remplacer ses propres citoyens. D’autres publications affirmaient que les services d’oncologie des hôpitaux se débarrassaient d’enfants polonais pour faire de la place à de jeunes Ukrainiens. La Pologne est un important fournisseur — et le principal point d’entrée — de matériel militaire destiné à l’Ukraine : elle représente donc une cible de choix pour Moscou.
Fausse vidéo, véritable média
Sans surprise, la Russie n’hésite pas non plus à recycler certains narratifs fallacieux déjà largement exploités. Plusieurs publications relayées sur les plateformes affirmaient par exemple que des Ukrainiens nazis se faisant passer pour des réfugiés s’infiltraient en Europe. Une vidéo d’un soi-disant réfugié ukrainien arborant un large tatouage de croix gammée dans le dos a circulé sur Telegram. Une recherche d’images inversées a toutefois démontré que ces photos, remontant à 2016, représentaient un citoyen biélorusse. D’autres publications alléguaient que les réfugiés ukrainiens étaient porteurs de maladies contagieuses, faisant écho à la théorie du complot selon laquelle les États-Unis soutiendraient un programme d’armes biologiques en Ukraine.
Les agents d’influence russes n’ont pas ménagé leurs efforts et se sont même improvisés faussaires. Une vidéo trafiquée montrant une maison d’hôtes allemande brûlée par des réfugiés ukrainiens a fait son apparition sur YouTube avant d’être partagée sur Telegram, puis sur les autres grandes plateformes de réseaux sociaux. Bien que le logo du tabloïd allemand BILD soit visible sur ces images, la vidéo avait été fabriquée de toutes pièces, amalgamant plusieurs anciennes bandes n’ayant aucun lien avec le narratif présenté.
Différents publics, différents objectifs
Cette campagne de désinformation semble viser plusieurs publics : les ressortissants des pays hôtes en Europe, bien sûr, mais également les réfugiés, ainsi que les Russes eux-mêmes. En effet, en affirmant que les réfugiés ukrainiens ne sont pas les bienvenus en Europe, l’État russe chercherait à convaincre sa population que le soutien occidental vis-à-vis de l’Ukraine faiblit.
Les contenus fallacieux sur les réfugiés ukrainiens visent en outre à démoraliser ces derniers, en les convainquant que personne ne veut d’eux… sauf la Russie. Selon l’analyse de l’IDS, la campagne informationnelle insiste sur le fait que Moscou ferait bon accueil à celles et ceux fuyant l’Ukraine, les traitant avec respect et dignité. Un récit bien loin de la réalité, puisque des Ukrainiens sont déplacés de force dans des régions occupées de l’Ukraine ou en Russie, et contraints de subir un processus de contrôle abusif.
Un contexte favorable à la désinformation
Le cas ukrainien s’ajoute à d’autres précédents démontrant que les contextes de déplacement forcé de population sont particulièrement fertiles pour les manipulations de l’information. Dès 2015, par exemple, une importante campagne informationnelle russe a instrumentalisé l’exode des Syriens fuyant la guerre civile. Dans les médias d’État russes et sur les réseaux sociaux, un torrent de contenus fallacieux a dénigré les politiques migratoires de différents pays européens, accentuant l’insécurité et les fractures politiques occidentales. Ces contenus ont été vite repris par des groupes d’extrême droite et des mouvements anti-immigration occidentaux. Si la désinformation sur les réfugiés syriens présentait ceux-ci comme une menace pour l’identité européenne, celle qui vise les réfugiés ukrainiens les décrit plutôt comme un danger pour la santé, la sécurité et l’économie des pays hôtes, prouvant que les agents de désinformation adaptent leurs messages au gré des inquiétudes propres à chaque crise.
Alors que la Russie a jusqu’ici peiné à faire prévaloir ses narratifs sur le conflit (en Occident du moins), celui sur les réfugiés ukrainiens pourrait-il se révéler plus persuasif ? Pour l’heure, ces derniers continuent d’être vus d’un bon œil par les citoyens européens. Des études démontrent toutefois que les récits qui leur sont hostiles suscitent de plus en plus d’engagement sur les réseaux sociaux. De plus, des cas de vandalisme contre des logements et des écoles pour réfugiés en Allemagne suggèrent que les messages fallacieux sur Internet ont déjà un impact sur une frange radicalisée des opinions publiques occidentales.
Et au Canada ?
Cette campagne de désinformation, qui semble toucher aujourd’hui principalement l’Europe, pourrait prochainement gagner en importance au Canada. Terre d’accueil de plus de 150 000 réfugiés ukrainiens depuis le début du conflit, et de la deuxième plus importante diaspora ukrainienne au monde, le pays est une cible de choix pour des opérations de désinformation. Plusieurs éléments de langage de cette campagne rappellent certains narratifs ayant visé, dans les dernières années, le contingent des forces armées canadiennes stationné en Lettonie (accusations de traitements de faveur ou de déprédations, par exemple).
Conscient des risques, le Canada continue de prendre des mesures pour sanctionner les sources de désinformation russes sur la guerre en Ukraine. Toutefois, les fausses nouvelles sont fréquemment amplifiées par des sources non identifiables sur Internet et par des influenceurs occidentaux d’extrême droite. Se concentrer uniquement sur les sources russes revient donc à voiler une grande partie de la sphère désinformationnelle. Car si les réfugiés doivent composer avec les frontières et les barrières, la désinformation, elle, s’en embarrasse très peu.
21 février 2023En savoir plus