Intelligence artificielle, menaces américaines et désinformation : un scrutin canadien sous haute tension
Par Fanny Tan
Chronique des nouvelles conflictualités | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques
La dernière élection fédérale canadienne s’est déroulée dans un contexte tumultueux, marqué par un environnement informationnel appauvri par la désinformation, une accessibilité croissante aux outils d’intelligence artificielle générative et les menaces du président des États-Unis. Alors que près de 20 millions d’électrices et d’électeurs canadiens se sont rendus aux urnes, les craintes d’un « déluge de désinformation » pendant la période électorale se sont-elles réalisées ?
Les risques de désinformation par le biais de l’intelligence artificielle (IA) étaient sur toutes les lèvres lors de la dernière campagne électorale, tant au sein de la population canadienne que d’Élections Canada. L’organisme indépendant responsable de la conduite des élections a rapidement tiré la sonnette d’alarme quant à la « menace grandissante » de l’IA : celle des hypertrucages audio et vidéo, mais aussi des grands modèles de langage (GML) comme ChatGPT, facilement exploitables par des acteurs malveillants d’ici et d’ailleurs pour générer des contenus fallacieux susceptibles de tromper l’électorat.
Cette menace est d’autant plus forte en raison de la déresponsabilisation croissante des géants de la technologie à l’égard de ses effets néfastes. L’adoption croissante de l’IA par les GAFAM — par son injection dans un nombre toujours grandissant d’applications ou encore, par la mise en valeur, sur les fils d’actualité, de contenus générés artificiellement — semble incarner (et accélérer) « l’emmerdification » de l’Internet, un terme proposé par le journaliste Cory Doctorow pour illustrer la déchéance des plateformes en ligne due à la course aux profits des grandes compagnies technologiques. Cette dynamique, couplée à l’abandon progressif de la vérification de faits et au bannissement des nouvelles canadiennes par Meta sur les plateformes Facebook et Instagram depuis le printemps 2023, a mis la table pour une potentielle crise informationnelle en période électorale.
Une tempête dans un verre d’eau ?
Pourtant, les premières observations postélectorales tendent à indiquer que l’impact de la désinformation générée par IA sur le déroulement de l’élection n’a pas été aussi important que ce qu’on aurait pu craindre. Malgré l’utilisation des hypertrucages pour nuire à la réputation du premier ministre Mark Carney, en particulier dans le contenu diffusé en masse par le groupe de pression conservateur Canada Proud, ce sont surtout les campagnes de fraudes à l’investissement qui ont attiré l’attention des chercheurs et des médias.
Si ces publicités aux titres racoleurs et imitant la facture visuelle de médias canadiens mettaient en scène les chefs des principaux partis, leur objectif n’était pas politique, mais plutôt financier. Diffusées en majorité sur Facebook, mais également sur YouTube, Instagram et X, ces publicités frauduleuses auraient rapidement été repérées comme telles par une majorité d’utilisateurs. Malgré le scepticisme des publics canadiens face à ce fléau, l’Observatoire de l’écosystème médiatique prévient que ce type de contenu, prospérant notamment en raison du vide médiatique causé par le blocage des nouvelles de Meta, « pourrait avoir une influence sur des attitudes plus générales, telles que la confiance dans les chefs de parti, les organisations médiatiques ou les processus électoraux ». La prolifération de contenu frauduleux généré artificiellement favoriserait également l’évitement des nouvelles et alimenterait le cynisme des internautes, une tendance délétère à la tenue d’un débat public sain dans nos environnements numériques.
Ingérence étrangère et répression transnationale
Alors que les craintes d’ingérence étrangère lors des élections canadiennes sont habituellement tournées vers la Chine, l’Inde ou la Russie, l’hostilité du président américain Donald Trump envers le Canada fait des États-Unis un acteur à surveiller de près. De surcroît, la proximité des magnats de la technologie avec l’administration Trump — en particulier celle d’Elon Musk, accusé d’avoir tenté d’influencer l’électorat allemand à voter pour le parti d’extrême droite AfD — a suscité d’importantes inquiétudes en amont des élections. D’anciens responsables des services de renseignement canadiens, notamment, ont craint de voir poindre sur les réseaux sociaux des messages et des campagnes proannexionvisant les jeunes Canadiennes et Canadiens en situation de précarité économique. Toutefois, selon le Réseau canadien de recherche des médias numériques, malgré le « niveau élevé d’anxiété publique » face à la menace de l’ingérence venant du voisin du Sud, les acteurs étatiques américains n’auraient pas eu « d’implication directe » ni « d’impact notable » lors de la période électorale.
Ce sont plutôt les campagnes de désinformation chinoises qui ont retenu l’attention des chercheurs et du gouvernement canadien. L’une d’elles, révélée au début du mois de mars par le Mécanisme de réponse rapide du Canada (MRR Canada), a fait un usage important de contenus hypertruqués pour s’attaquer à des membres de la diaspora chinoise au pays. Fait notable, il s’agirait de la première campagne de « spamouflage » (camouflage de pourriels) connue à faire usage d’hypertrucages sexuellement explicites pour cibler une personne au Canada. À l’image de celle visant le candidat conservateur et critique du régime chinois Joe Tay (qui amplifiait de manière « inauthentique et coordonnée » des contenus relatifs à son mandat d’arrêt diffusé par les autorités hongkongaises), cette campagne montre la vulnérabilité des diasporas face à la répression transnationale numérique. Celle-ci est facilitée par les nouvelles technologies et le recours aux proxys, permettant aux États autoritaires d’étendre leurs mains de fer à l’intérieur de nos frontières tout en évitant qu’on puisse les tenir responsables.
Quelles leçons tirer de cette dernière élection ?
Les craintes quant à la désinformation et l’ingérence lors de la période électorale étaient-elles fondées ? Même si un sondage montre qu’une majorité de la population canadienne croit que la désinformation a eu un impact sur le résultat des élections, la catastrophe annoncée s’est avérée bien moins importante qu’anticipé. Après tout, parmi les 230 signalements reçus par l’Observatoire de l’écosystème médiatique au courant de la période électorale, seuls deux incidents « modérés »et treize incidents « mineurs » ayant eu un impact sur l’élection ont été répertoriés.
Toutefois, les opérations d’influence et d’ingérence mettant à mal le processus électoral canadien ne se cantonnent pas seulement à la période électorale. En effet, 16 % de la population canadienne affirme avoir une confiance relative envers les résultats électoraux ; 13 % ne leur accordent aucune confiance (une croyance sans doute alimentée par des contenus fallacieux semant le doute sur le processus électoral). Par ailleurs, l’effet frigorifiant des campagnes de répression transnationale en temps d’élection demeure assurément présent chez les membres des diasporas visées bien au-delà du jour du vote, brimant leur capacité à participer pleinement à la vie politique et à émettre des revendications.
Selon Aengus Bridgman, directeur de l’Observatoire de l’écosystème médiatique, le faible impact des campagnes de désinformation et d’influence lors de la dernière élection pourrait s’expliquer par un niveau de conscientisation plus élevé chez les Canadiennes et les Canadiens, en particulier dans le contexte d’hostilité croissante du gouvernement américain envers le Canada. Bien que nous puissions nous réjouir d’observer une telle résilience en ces temps troubles, nous reposer sur nos lauriers serait hasardeux. Car si la puissance de la désinformation électorale, propulsée à l’IA et facilitée par le piteux état de la modération sur les plateformes, demeure pour l’instant limitée, rien n’indique que la situation est en voie de s’améliorer. La définition d’une nouvelle infraction à l’encontre des individus et des organisations coupables de désinformation électorale représente un pas dans la bonne direction, même s’il s’agit d’un effort qui s’attaque aux symptômes d’un système défaillant, plutôt qu’au système lui-même. S’attaquer à la source du problème en s’émancipant progressivement de la dépendance aux géants du web — plutôt que de leur offrir un soutien financier — pourrait certainement représenter une solution plus intéressante pour faire face au fléau de la désinformation.
11 juin 2025En savoir plus





