La création d’une agence spécialisée sur l’OSINT : une tempête nécessaire au sein du renseignement américain ?

Par Laurence Michalski
Chronique des nouvelles conflictualités | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques

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Depuis l’avènement d’Internet et des télécommunications, l’utilisation du renseignement d’origine sources ouvertes connaît une recrudescence. Si sa pertinence a été démontrée lors de nombreux conflits impliquant les États-Unis, ceux-ci tardent, contrairement au secteur privé, à mettre en place des structures permettant son optimisation. Or, de telles démarches pourraient combler certaines carences bureaucratiques émanant de la communauté du renseignement des États-Unis et favoriser son efficacité.

Alors que des ouragans dévastateurs secouaient les États-Unis au début du mois d’octobre 2024, la population américaine s’est tournée vers une source inhabituelle d’information pour appréhender l’ampleur de la menace : le Waffle House Index. Développé par le Storm Center de la chaîne de restauration Waffle House à partir de renseignement d’origine sources ouvertes (Open-source intelligence/OSINT), cet index dispose d’une crédibilité telle qu’il est employé par le Federal Emergency Management Agency lors de l’établissement de ses scénarios de crise. Ainsi, en analysant les déclarations des gouverneurs d’État quant aux conditions météorologiques et en étudiant les procédures mises en place par les écoles locales à l’approche de tempêtes, Waffle House a été en mesure de construire un indicateur fiable relatif aux conséquences de ces catastrophes naturelles.

Bien que cette démarche puisse paraître inusitée, elle s’inscrit dans un contexte global de valorisation et de démocratisation du renseignement d’origine sources ouvertes. S’il existe depuis plusieurs décennies, sa pertinence semble être décuplée dans l’écosystème numérique actuel. Ainsi, de plus en plus d’acteurs privés établissent leur propre cellule d’OSINT, une initiative qui, selon plusieurs, gagnerait à être suivie par les États.

Pionniers dans le domaine du renseignement d’origine sources ouvertes, les États-Unis sont particulièrement concernés par ces développements. En effet, des politologues appellent à l’instauration d’une dix-neuvième agence de renseignement spécifiquement consacrée à l’OSINT. Mais, en quoi celle-ci bonifierait-elle les capacités de l’appareil de renseignement américain ?

Un peu d’histoire…

Le renseignement d’origine sources ouvertes se définit comme étant « la collecte et l’exploitation méthodique d’informations provenant de sources accessibles au public pour répondre à une exigence de renseignement ». Sont, entre autres, entendues comme sources accessibles au public, les informations diffusées dans les journaux, à la radio, à la télévision et sur Internet. Ainsi, du fait de son accessibilité, l’OSINT est considéré comme l’une des formes les plus anciennes de renseignement. Toutefois, sa première utilisation méthodique remonterait à la Guerre civile américaine (1861-1865), durant laquelle des agents de l’Union et de la Confédération s’employèrent à analyser les journaux de manière à relever des informations sur les mouvements et sur l’organisation des troupes ennemies.

L’impact qu’eut ce type de renseignement sur le déroulement de la guerre fut tel qu’il propulsa l’emploi de l’OSINT aux États-Unis. Ainsi, lors de la Seconde Guerre mondiale, une cellule d’OSINT institutionnalisée et professionnalisée fut intégrée au Bureau des services stratégiques. Mis en place en 1942 par le président Roosevelt, ce service avait, en outre, la mission de colliger des informations sur les forces de l’Axe. Une attention particulière était alors portée à la collecte de journaux, de photographies et de témoignages radiophoniques pouvant faire état des capacités des troupes ennemies.

En dépit de ses succès lors de la Deuxième Guerre mondiale, le renseignement de sources ouvertes fut, de manière générale, relégué au second plan durant la Guerre froide. La professionnalisation des agences de renseignement américain entraîna un dédain face à l’OSINT, qui fut dès lors perçu comme étant un domaine d’amateurs. De plus, la paranoïa ambiante issue de la « peur rouge » amena les analystes à considérer avec méfiance les informations émanant des sources ouvertes du bloc soviétique. Ce rejet a engendré un retard dans les aptitudes des services américains à collecter du renseignement de sources ouvertes, si bien qu’en 1996, la Commission sur les rôles et sur les capacités de la Communauté du renseignement des États-Unis a déclaré que les compétences américaines étaient « gravement déficientes » en la matière.

Le développement d’Internet, des télécommunications et des médias sociaux a donné un nouveau souffle à l’OSINT au tournant du millénaire. Si un volume considérable d’informations se trouve désormais à portée de main, les agents du renseignement tardent à en saisir le réel potentiel. À cet égard, certains estiment, par exemple, que l’incapacité de la communauté du renseignement à prévoir l’avènement des Printemps arabes en 2011 tient à son désintérêt pour l’OSINT. Effectivement, des centaines de messages, de vidéos, et de gazouillis auraient pu permettre aux États-Unis d’anticiper cette révolution s’ils avaient été adéquatement analysés.

« Flawed by design »

Les réflexions amorcées au cours des années 2000 quant aux mérites de l’OSINT se sont superposées au questionnement plus vaste sur l’efficacité du renseignement américain. Celui-ci a été largement critiqué pour son incapacité à prévenir les attentats du 11 septembre 2001 et pour sa débâcle face au dossier des armes de destruction massive en Irak en 2003. Ainsi, comme François Heisbourg le soulève, « le renseignement américain n’est pas, de prime abord, considéré comme étant une source fiable ».

Plusieurs politologues se sont penchés sur les causes des échecs des services de renseignement américains. Pour Amy Zegart, ceux-ci tiennent essentiellement au fait que cette communauté est « défaillante par conception ». Sa structure organisationnelle amènerait les agences à travailler de manière isolée afin d’assurer leur influence auprès de la Maison-Blanche et la sauvegarde de leurs intérêts propres, qu’ils soient budgétaires ou réputationnels. Cette dynamique favoriserait une culture du secret et une compartimentalisation du renseignement. Ainsi, les agences du renseignement auraient tendance à conserver jalousement leurs informations, plutôt qu’à les mettre en commun. Un tel partage serait néanmoins bénéfique puisqu’il assurerait une vision d’ensemble des dossiers traités. Les États-Unis ne manquent donc pas d’informations brutes, mais s’avèrent incapables de les faire circuler de manière efficace et rapide.

L’OSINT figure parmi les pistes de solutions pour pallier ces lacunes. De fait, le caractère intrinsèquement public de ces données permet de contourner le problème de la surclassification, soit le réflexe institutionnel de conférer à de l’information une cote de confidentialité plus élevée que nécessaire. En 2005, le directeur du renseignement national, John Negroponte, a institué l’Open Source Center avec l’idée que l’information qu’il produirait circule librement dans la communauté du renseignement. Initialement rattaché au Bureau du directeur du renseignement national, l’Open Source Center est passé sous la responsabilité de la Central Intelligence Agency en 2015 — une intégration qui l’a rendu caduc en le plaçant de facto sous le joug de la culture du secret qui prévaut au sein de l’agence. S’il semble que la communauté du renseignement des États-Unis commence à considérer davantage l’OSINT, il demeure que celle-ci n’a pas encore établi la structure organisationnelle qui permettrait de l’exploiter efficacement.

L’OSINT, la donnée incontournable du 21e siècle ?

Dès son éclatement en 2022, le conflit en Ukraine a réaffirmé l’importance de l’utilisation du renseignement de sources ouvertes en temps de guerre. En effet, grâce à Internet et aux technologies modernes de communication, de simples civils ont été en mesure de suivre le mouvement des troupes russes et de mettre au jour des crimes de guerre niés par Moscou. Bien qu’il importe de demeurer vigilant face à la véracité des informations émanant de sources ouvertes, force est de constater que l’OSINT offre un accès unique à des données critiques. Une agence consacrée au renseignement d’origine sources ouvertes pourrait donc faciliter le partage de ces informations entre les États et permettrait une certaine coordination en temps voulu.

La création d’une telle agence assurerait également un rempart plus adéquat face aux guerres de l’information en ligne. En effet, pour Chris Rasmussen, la surclassification des données relatives aux actes de malversations de la Chine et de la Russie dans l’espace cyber empêche une réaction efficace de la part du renseignement de la Défense. De plus, les forces armées américaines souhaiteraient que la communauté du renseignement divulgue davantage d’indications à la population concernant ces activités afin de la conscientiser aux enjeux de la désinformation et des cyberattaques.

Par conséquent, et considérant l’état actuel des relations internationales, la création d’une agence de renseignement d’origine sources ouvertes permettrait aux États-Unis de demeurer compétitifs en la matière et d’assurer leur protection. Néanmoins, certains jugent que le retard des États-Unis concernant l’OSINT n’est pas catastrophique. Le gouvernement américain peut se tourner vers des compagnies privées pour acquérir certaines informations dont il aurait besoin — sans pour autant oublier que les acteurs privés cherchent avant tout à maximiser leurs intérêts, lesquels peuvent diverger de ceux de la nation.

En bref, une agence consacrée à l’OSINT permettrait de pallier certaines carences bureaucratiques ayant cours au sein de la communauté du renseignement et assurerait, selon certains experts, une réponse plus efficace face aux menaces du 21e siècle. Reste à voir si les États-Unis seront proactifs dans l’établissement d’une telle structure ou si cette communauté perpétuera sa tradition d’être en retard sur son époque.

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20 novembre 2024
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