La fille de Souslov : du socialisme sudiste au « printemps yéménite »

Par Mylène de Repentigny-Corbeil
Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques | UQAM

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Ville portuaire d’Aden, Yémen du Sud, 1962. Amran a 6 ans. Fasciné par les chants populaires fredonnés dans les rues de la ville, le petit garçon voit avec enthousiasme les aspirations socialistes et les idéaux démocratiques prendre d’assaut le sud du pays. Le mouvement indépendantiste du Yémen du Sud, qui est sous colonisation britannique depuis 1839, prend de l’ampleur.

C’est un survol de l’histoire récente du Yémen que nous propose Habib Abdulrab Sarori avec son roman La fille de Souslov, paru aux éditions Actes Sud en 2017. Première traduction depuis l’arabe d’un roman yéménite, ce récit nous plonge dans l’univers politique, historique et culturel de ce pays méconnu. Du socialisme révolutionnaire aux mouvements salafistes, ce roman remonte aux racines d’un « printemps yéménite » dont les conséquences dramatiques se font sentir encore aujourd’hui.

Nostalgie d’un Yémen du Sud cosmopolite et socialiste

Les luttes anticoloniales, socialistes et révolutionnaires sont au cœur du récit d’Habib Abdulrab Sarori. Dans les années 1970, alors qu’il est adolescent, Amran est toujours autant captivé par l’idéologie marxiste-léniniste véhiculée dans le sud du pays que dans ses jeunes années. La lecture de l’ouvrage Principes fondamentaux de philosophie marxistede Georges Politzer, philosophe marxiste, contribue à développer ses aspirations politiques.

Le 1er décembre 1970, après plusieurs années de soulèvement anticolonial, la République populaire et démocratique du Yémen est instaurée au sud, avec Aden comme capitale. Une année auparavant, la ville avait rejoint le camp socialiste (Bonnefoy, 2017). Divers partenariats, tant académiques qu’économiques, se créent alors avec l’URSS et l’Europe de l’Est. On assiste à la nationalisation des terres et les élites traditionnelles sont réprimées (Bonnefoy, 2017).

À Aden, dans les années 1970, la vie publique et politique des habitantes et habitants est ainsi fortement imprégnée du socialisme. Dans cette ville construite au pied d’un volcan, port naturel et carrefour de multiples routes maritimes, les échanges culturels, commerciaux et artistiques sont florissants, notamment en raison de l’influence coloniale britannique, mais également de son positionnement géographique. Aden était, à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, le deuxième plus grand port au monde, après New York (Bonnefoy, 2017).

Contrairement au nord du Yémen où la majorité de la population est zaydite[1], le Sud est uniformément sunnite (Bonnefoy, 2017). Le Nord, qui comprend l’actuelle capitale Sanaa, est également trois fois plus peuplé que le Sud (Bonnefoy, 2017). Jusqu’à l’unification du pays, en 1990, les deux entités du Yémen étaient distinctes, souvent comparées aux deux Corées, au Vietnam ou à l’Allemagne[2]. L’unification du pays annihile toutefois les aspirations socialistes du Yémen du Sud : Ali Abdallah Saleh, déjà à la tête du gouvernement du Nord depuis 1978, accède alors au pouvoir du Yémen uni. Aden se referme, le cosmopolitisme de la ville s’étiole : « du grand Aden rayonnant, fenêtre ouverte sur le monde, il ne reste que des traces décrépies […] » (Bonnefoy, 2017).

L’unification attise ainsi diverses frustrations, liées entre autres à la corruption, à la domination du Nord sur le Sud et à la répression des socialistes. De ce contexte, plusieurs mouvements émergent, notamment salafistes[3].

La montée du salafisme et la lutte contre le terrorisme

Le récit de La fille de Souslov nous transporte alors dans les mouvements religieux conservateurs et radicaux émergeant dans les années 1990. L’amour d’adolescence d’Amran, Faten (la fille de Souslov), s’est radicalisée suite à l’unification de son pays. Issue d’une famille socialiste, dont le père Salem était un fier partisan soviétique (on le surnomme d’ailleurs Souslov en l’honneur de Mikhaïl Souslov), Faten vit de plein fouet les bouleversements politiques du pays, se réfugie au nord et change de camp. De socialiste, elle devient salafiste après sa rencontre avec l’imam Mohamed al-Hamadani, leader des salafistes yéménites. Modifiant son nom pour Amat al-Rahman, elle devient l’une des figures de proue du mouvement et l’une de ses plus ferventes prédicatrices.

Depuis 2001, le Yémen est perçu comme le cœur du « terrorisme jihadiste » notamment en raison de l’implantation d’al-Qaïda au pays, l’AQPA. Pour les médias occidentaux, le pays de l’« Arabie heureuse[4] » est souvent réduit à ses mouvements religieux radicaux. L’attentat du 12 octobre 2000 dans le port d’Aden contre le USS Cole (qui a fait 17 victimes américaines et qui a été revendiqué par al-Qaïda), ainsi que les origines yéménites d’Oussama Ben Laden, contribuent à cette perception de l’Occident.

La centralisation du « jihadisme » au Yémen dans l’imaginaire occidental a concouru, selon Laurent Bonnefoy (2017), à occulter d’autres formes de violence présentes au pays, telles que la corruption, les inégalités, la pauvreté et l’autoritarisme de Saleh. Les tractations militaires entre les États-Unis et le Yémen, au nom de la lutte contre le terrorisme, favorisent un mécontentement au sein de la population et participent à l’émergence de groupes jihadistes, capitalisant sur le sentiment anti-américain (Bonnefoy, 2017). Ce sont ces violences institutionnelles et sociales qui mènent, notamment, à l’émergence d’un mouvement contestataire et révolutionnaire lors du « printemps yéménite ».

Un « printemps yéménite » et une guerre qui s’éternise

D’abord enthousiaste, porté par des idéaux démocratiques et révolutionnaires, Amran retourne au Yémen au début de l’année 2011 afin de vivre le « printemps yéménite » qui se dessine. Inspiré par les révolutions tunisienne et égyptienne, le peuple yéménite se soulève alors pour décrier la corruption et l’autoritarisme d’Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 33 ans. Amran investit à son tour la place Taghyir (signifiant « changement » en arabe, alors que la place Tahrir en Égypte signifie « libération »). Ses aspirations socialistes de jeunesse le portent à croire à de réels changements politiques et à une convergence des forces, notamment sudistes, à des fins de contestation politique. Rapidement, la déception et la désillusion l’emportent toutefois, alors que plusieurs mouvements islamistes et autres élites s’allient, ironiquement, au pouvoir. Amran décide alors de quitter définitivement le Yémen, désabusé.

Quatre ans après le début des mobilisations du « printemps yéménite », un conflit civil éclate au Yémen après la prise de Sanaa par les forces armées houthies[5] en septembre 2014. Par la prise de la capitale, les Houthis visaient à déloger le nouveau président Abderabuh Masur Hadi du pouvoir, en établissant une alliance stratégique avec l’ancien président Saleh (Bonnefoy, 2017). Le 26 mars 2015, une coalition régionale menée par l’Arabie saoudite – alliée à dix autres pays – débute l’offensive militaire « Tempête décisive » qui a pour objectif de restituer le pouvoir au président Hadi.

Six ans plus tard, la guerre s’enlise. L’épidémie de choléra et la famine s’ajoutent aux conséquences meurtrières des combats. La crise de la COVID-19 est venue porter le coup final ; la pandémie a ravagé ce qui restait de l’économie yéménite, l’aide humanitaire — déjà insuffisante — se voyant restreinte par les contraintes liées à la crise sanitaire. La baisse de revenus et l’insécurité économique ont également affecté les Yéménites résidant à l’étranger, diminuant les ressources financières envoyées dans le pays (Gruda, 2021). Pour l’ONU, la situation au Yémen est la pire crise humanitaire actuellement sur la planète.

Fuir la guerre civile et ses ravages n’est malheureusement pas chose facile. Les Yéménites se retrouvent coincés, pris en étau entre des pays dont les frontières, militarisées, ne constituent pas un refuge possible. L’Oman contrôle fermement ses points de passage, tandis que l’Arabie saoudite n’a pas signé la convention de Genève relative au statut des réfugiés (Bonnefoy, 2017). Plusieurs Yéménites tentent alors la traversée en bateau jusqu’à la corne de l’Afrique, traversée dangereuse et meurtrière.

Le retrait des rebelles houthis de la liste des groupes terroristes par les États-Unis au mois de février dernier, ainsi que l’annonce d’annulation des ventes d’armes à l’Arabie saoudite par le président Biden, ont été reçus à la fois positivement et avec amertume. En effet, l’Arabie saoudite et sa coalition ont déjà suffisamment d’armes pour poursuivre le conflit, selon Farea Al-Muslimi chercheur à Chatham House (Hubbard et Almosawa, 2012). L’optimisme est ainsi au plus bas. Le conflit ne semble pas être en voie de se régler. Et même si les combats prenaient fin, les traumatismes de la guerre, sans compter la raréfaction drastique des ressources hydriques, contribueront à fragiliser le pays pour encore plusieurs années.

 

Bibliographie

Al-Haidari, F. et Yaish, S. (2021, 27 février). Au moins 50 morts lors de combats à Marib, au Yémen, Le Devoir, en ligne.

Almosawa, S. et Hubbard, B. (2021, 31 mars). Famine Salks Yemen, as War Drags On and Foreign Aid Wanes, The New York Times, en ligne.

Bonnefoy, L. (2017). Le Yémen : de l’Arabie heureuse à la guerre, Paris : Fayard/CERI.

Bonnefoy, L. (2017, 7 avril). Voyage aux racines de la guerre yéménite, Orient XX1, en ligne.

Gladstone, R. et Almosawa, S. (2021, 22 mars). Saudi Arabia Offers Cease-Fire in Yemen and Lifting of Blockade, The New York Times, en ligne.

Gruda, A. (2021, 27 mars). Le Yémen « meurt en silence », La Presse, en ligne.

Hubbard, B. et Almosawa, S. (2021, 5 février). Biden Ends Military Aid for Saudi War in Yemen. Ending the War is Harder, The New York Times, en ligne.

Hubbard, B. et Kirkpatrick, D. D. (2021, 14 février). A Decade After the Arab Spring, Autocrats Still Rule the Mideast. The New York Times, en ligne.

Jakes, L. et Schmitt, E. (2021, 5 février). Biden Reverses Trump Terrorist Designation for Houthis in Yemen, The New York Times, en ligne.

Leduc, L. (2019, 29 juin). Yémen : la crise de l’ombre. La Presse, en ligne.

Tandon, S. et Yaish, S. (2021, 6 février). Yémen : les États-Unis retireront les Houthis de leur liste de groupes terroristes, Le Devoir, en ligne.

Watrin-Herpin, A. (2017, 21 juillet). Habib Abdulrab Sarori, La fille de Souslov, Les clés du Moyen-Orient, en ligne.

 

[1] Le zaydisme, branche du chiisme, s’appuie sur la légitimité aristocratique des descendants du prophète.

[2] Au-delà des binarités religieuses et géographiques, ce sont toutefois des centaines de tribus qui se distinguent par une pluralité de référents identitaires qui peuplent le territoire. La division du pays découle ainsi fortement de l’histoire coloniale, qui a figé une frontière interne et artificielle.

[3] Le salafisme est un mouvement religieux conservateur et radical de confession musulmane sunnite. 

[4] Les Grecs et les Romains surnommaient l’Arabie du Sud, qui constitue le Yémen aujourd’hui, Arabia Felix que l’on peut traduire par Arabie heureuse.

[5] Le mouvement politique et théologique houthiste a émergé au Yémen au début des années 2000. De confession chiite zaydite, il a acquis une légitimité politique entre 2004 et 2010 lorsqu’il entreprend une lutte armée contre l’État central (Bonnefoy, 2017).

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20 avril 2021
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