L’Amérique rurale : la face méconnue des États-Unis
Par Félix Lemieux
Chroniques de l'Observatoire sur les États-Unis - Chaire Raoul-Dandurand
Depuis l’élection de Donald Trump, le soir du 8 novembre 2016, un terme n’a cessé de gagner en popularité auprès des médias américains : celui de « l’Amérique rurale ». Il est fréquemment utilisé pour décrire un électorat particulièrement réceptif au slogan « Make America Great Again ». Un constat bien réel, mais qui manque souvent de précision : que désigne-t-on par l’Amérique rurale exactement ?
Un concept fourre-tout ?
Pour cerner les contours de ce concept, il est avant tout nécessaire de comprendre ce qu’il n’est pas. Il n’existe aucune définition officielle de ce qui est communément appelé l’Amérique rurale ; par contre, l’univers urbain possède des critères bien établis par le gouvernement américain. Celui-ci considère que les citoyennes et citoyens sont urbains lorsqu’ils vivent dans une communauté d’au moins 2500 personnes, une « grappe urbaine ». Quand cette communauté accueille 50 000 âmes et plus, elle obtient la désignation de « zone urbaine ». Le monde rural regroupe dès lors les individus qui habitent les bourgades insuffisamment populeuses pour obtenir la classification urbaine.
Une définition aussi restreinte pourrait laisser croire que peu de gens vivent dans l’Amérique rurale. La réalité est pourtant tout autre. En 2010, une personne sur cinq résidait en campagne, ce qui correspond à plus de 59 millions d’individus. Proportionnellement, c’est dans le sud des États-Unis et dans le Midwest que les populations rurales sont les plus importantes. Leurs poids démographiques ne cessent toutefois de dégringoler, et ce, depuis des décennies. Bien que la population agreste soit aujourd’hui plus nombreuse qu’il y a un siècle, elle ne croît plus aussi rapidement que celle des villes (Tableau 1 - voir la version PDF).
Malgré son déclin démographique, cet univers occupe une place considérable sur le plan géographique. Au total, près de 97 % du territoire des États-Unis est classé par le gouvernement sous le sigle de la ruralité. Bien entendu, aucune barrière physique ne sépare les sphères urbaine et agreste. L’Amérique rurale doit être considérée comme faisant partie d’un continuum. Ses habitantes et ses habitants se rendent quotidiennement dans les zones urbaines, souvent adjacentes, pour travailler ou profiter des services qui y sont offerts.
Un électorat sous le signe de la disparité
Qu’elles soient économiques, démographiques ou sociales, les différences ne manquent pas entre l’électorat rural et l’électorat urbain. La grande majorité des électrices et des électeurs établis dans les campagnes américaines - plus de 75 % de l’électorat des régions rurales - sont blancs. Ce taux diminue sensiblement dans les régions urbaines du pays, où il s’élève à près de 60 %. Il existe malgré tout une distinction entre les zones rurales elles-mêmes. En effet, la diversité y est plus forte au sud qu’au nord. L’Amérique rurale est aussi plus âgée : l’âge médian y est de 51 ans, alors qu’il n’est que de 45 ans dans les centres urbains de la nation. Un peu plus de 1100 comtés, dispersés à travers le pays, ont au moins 20 % de leur population âgée de 65 ans et plus. De ce millier de comtés, 85 % sont ruraux.
L’éducation n’échappe pas au clivage qui sépare ces deux mondes. Tant pour les études secondaires qu’universitaires, le taux de diplomation est plus élevé chez les jeunes des villes. C’est environ le tiers des adultes de 25 ans et plus qui détiennent un diplôme universitaire dans les secteurs urbains des États-Unis. Cette proportion diminue considérablement dans les campagnes, où elle oscille autour de 19 %.
Le portrait de l’Amérique rurale ne saurait être complet sans un aperçu de la situation financière de ses citoyennes et citoyens. En dépit de certaines variations régionales, les ménages installés hors des villes gagnent en moyenne 52 000 $ par année. Ce montant est inférieur de presque 2000 $ à celui des foyers urbains. Le niveau d’éducation des travailleurs et travailleuses ne peut pas être désigné comme l’unique facteur de cette disparité. Les jeunes ruraux qui entrent sur le marché de l’emploi, directement après avoir reçu leur diplôme d’études secondaires, ont un salaire inférieur à leurs homologues urbains. Cet écart explose chez les personnes détenant un diplôme universitaire. En travaillant en ville, elles obtiennent jusqu’à 20 000 dollars de plus qu’au sein d’une bourgade rurale.
Un conservatisme favorable au Parti républicain
Au-delà des distinctions sociodémographiques, l’électorat rural adopte généralement des positions conservatrices sur une série d’enjeux de société, dont les questions des armes à feu et de l’avortement. Les Américaines et Américains qui vivent à l’extérieur des grandes villes et des banlieues sont nettement plus enclins à posséder une arme à feu. Selon le Pew Research Center, près d’un adulte rural sur deux en détient une à son domicile. Dans les villes, il ne s’agit que d’un adulte sur cinq. L’opposition des communautés agrestes à l’avortement est tout aussi notable puisque 52 % des électeurs et électrices de l’Amérique rurale, selon le Pew Research Center, affirment que l’avortement devrait être illégal dans la majorité des cas, voire en tout temps. Cette position est significativement moins fréquente dans les banlieues (39 %) ainsi que dans les villes de plus grande envergure (36 %).
Le conservatisme de l’Amérique rurale profite tout particulièrement au Parti républicain. Depuis le début du 20e siècle, le Grand Old Party s’est progressivement imposé dans les campagnes des États-Unis au détriment du Parti démocrate. Malgré la compétitivité de Barack Obama en 2008, c’est le candidat républicain John McCain qui remporte la majorité des votes de la population rurale. Huit ans plus tard, Donald Trump surpasse les résultats de John McCain et de Mitt Romney. Au total, 59 % de l’électorat installé hors des centres urbains décide de se tourner vers le milliardaire new-yorkais. Défait en 2020, il réussit tout de même à bonifier ses propres performances. Il récolte alors 65 % de tous les bulletins de vote ruraux du pays (Tableau 2 - voir la version PDF).
Sources : Daily Yonder, NPR, Daily Yonder et Pew Research Center
À quelques mois des élections de mi-mandat de 2022, le taux d’approbation de Joe Biden est loin d’être étincelant auprès des résidentes et résidents agrestes. Au total, 59 % d’entre eux se disent insatisfaits de la présidence démocrate. Si la domination du Parti républicain n’est pas absolue sur l’Amérique rurale, elle n’est pas près de disparaître. Les prochaines élections au Congrès pourraient même offrir à la formation politique ses plus belles victoires dans les communautés rurales des États-Unis, du moins d’ici 2024…
19 avril 2022En savoir plus