Le Xinjiang, laboratoire des technologies de contrôle social et politique
Par Gabrielle Gendron
Chroniques des nouvelles conflictualités - Chaire Raoul-Dandurand
Dans cette province de l’ouest de la Chine où se concentre la minorité musulmane ouïghoure, Pékin accumule des systèmes de surveillance toujours plus insidieux. Le Xinjiang sert désormais de véritable banc d’essai des technologies à but répressif que la Chine veut commercialiser à l’international.
En mars dernier, la Chine a annoncé son 14e plan quinquennal qui souligne pour les cinq prochaines années un intérêt accru envers la recherche et l’amélioration de ses atouts technologiques dans des domaines comme l’informatique quantique, l’intelligence artificielle de nouvelle génération ainsi que les semi-conducteurs. La République populaire de Chine a annoncé par le fait même qu’elle octroyait un montant de 202 milliards de dollars au budget de la défense, soit 6,8 % de plus qu’en 2020. Cette somme colossale prévoit aussi une augmentation des dépenses de recherche de 10,6 % en 2021, destinée à l’évolution de l’industrie de la défense et des technologies émergentes. Pour ce faire, le Parti a créé une Commission centrale pour le développement militaire et civil intégré, présidée par le président Xi lui-même, ainsi qu’une Commission d’orientation de la recherche scientifique militaire par la Commission militaire centrale. En effet, l’intelligence artificielle, utilisée comme complément important aux différents pouvoirs de l’État peut grandement améliorer le potentiel déstabilisateur de la Chine, que ce soit dans le domaine informationnel ou le domaine purement militaire. Les technologies émergentes représentent donc l’un des piliers de la stratégie de puissance de la Chine, mais elles nécessitent de larges terrains d’expérimentation où Pékin peut jouer selon ses propres règles.
C'est le cas de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, où la ville d’Urumqi est probablement l’un des endroits les plus surveillés sur terre. En effet, le gouvernement chinois a transformé Urumqi en ville intelligente qui offre un arsenal de systèmes de vidéosurveillances doublés de technologies de reconnaissance faciale. La Chine possède déjà le plus grand réseau de surveillance ; elle déploie plus de la moitié de toutes les caméras de surveillance utilisées dans le monde. Une nouvelle enquête montre à quelle vitesse ce système se développe en partie grâce à un nouveau système d’intelligence artificielle testé sur le territoire du Xinjiang. De plus, les ouïghours sont de nouveau ciblés par une campagne de cyberespionnage démontrant l’ampleur de l’intersection entre répression et technologies. Ainsi métamorphosé en immense laboratoire de technologies numériques de contrôle social et politique, le Xinjiang ouvre une fenêtre inquiétante sur la future géopolitique de la répression technologique.
Le Xinjiang : terrain de conflit devenu une véritable prison numérique
Officiellement connu sous le nom de région autonome ouïghoure du Xinjiang, cette province de l’ouest de Chine abrite environ 12 millions d’Ouïghoures et Ouïghours, de confession majoritairement musulmane. Ils représentent cependant moins de la moitié de la population du Xinjiang, car ces dernières décennies ont vu une migration massive de Chinois Han (la majorité ethnique de la Chine) vers le Xinjiang, au détriment de la culture et des moyens de subsistance de la population ouïghoure. Dès les années 1990, le sentiment anti-Han et séparatiste s’est accru, dégénérant parfois en violences. Mais depuis quelques années, une intense répression sécuritaire a écrasé toute dissidence.
Le Xinjiang est désormais couvert par un réseau de surveillance orwellien. Le gouvernement a par exemple exigé la mise en place de mécanismes de censure sur les principales plateformes internet et services de messagerie comme WeChat. Dès lors, des milliers de personnes communiquent sous la gouverne d’algorithmes utilisant l’intelligence artificielle pour censurer et surveiller le contenu. Ces mécanismes de surveillance et de contrôle visent à réprimer la population musulmane. Dans une Urumqi devenue un véritable micro-État policier, des postes de contrôle équipés de scanneurs d’identification surveillent les accès à la gare ferroviaire et à la ville. Les autorités utilisent des appareils pour scanner les téléphones intelligents de manière à obtenir des données sur les discussions, les vidéos et autres données, dans l’optique de repérer du contenu à caractère politique. Des systèmes de reconnaissance faciale et biométrique suivent les allées et venues du groupe ethnique musulman. Pour le gouvernement chinois, le principal objectif d’un tel système est de générer des données visant à améliorer et affiner les systèmes de surveillance et de contrôle, mais il vient appuyer l’autoritarisme numérique du gouvernement et tombe dans la répression active.
Une répression technologique en constante évolution
À l’heure où la politique numérique de la Chine se développe à toute vitesse, les technologies permettant d’accéder sans entrave à la vie numérique et aux déplacements physiques de la population ouïghoure sont en constante optimisation. En mai dernier, grâce au témoignage d’un ingénieur chinois préférant garder l’anonymat, BBC Panorama a révélé que les Ouïghours étaient présentement les cobayes d’une nouvelle technologie visant la détection des émotions grâce à l’intelligence artificielle et la reconnaissance faciale. Similaire à un détecteur de mensonges, le système utilise une technologie très avancée qui analyse les microchangements dans les expressions faciales et les pores de la peau pour évaluer l’état d’esprit des individus. Cette technologie va au-delà de celles utilisées en reconnaissance faciale, qui se contentent de comparer les visages pour déterminer une correspondance. Toutefois, comme cette dernière, cette nouvelle technologie s’accompagne d’une collecte massive de données personnelles sensibles pour suivre, surveiller et profiler les gens.
Ce nouveau système, qui rappelle le célèbre roman Le meilleur des mondes, est loin d’être le seul scénario dystopique se déployant dans la région. En effet, depuis plusieurs années, la minorité musulmane du Xinjiang fait l’objet de vagues de cyberattaques, cherchant à collecter et exfiltrer des données personnelles. De plus, les entreprises de cybersécurité Check Point et Kaspersky ont récemment démasqué une nouvelle campagne de piratage usant d’une technologie très pointue, grâce à laquelle les pirates chinois se faisaient passer pour des organismes des Nations unies. Cette opération d’espionnage visait l’installation d’un logiciel malveillant dans les ordinateurs de personnalités importantes de la communauté ouïghoure. Le piratage est devenu une arme importante dans l’arsenal de Pékin et dans la surveillance de pointe envers cette communauté musulmane, parfois obligée de réduire leur utilisation d’appareils intelligents.
Un avenir géopolitique inquiétant
La multiplication des technologies utilisées dans le cadre de la répression des Ouïghours sert également à commercialiser les succès technologiques chinois dans le monde entier. Selon Darren Byler, anthropologue à l’Université de Washington, la guerre contre le « terrorisme » qui sévit en Chine ces dernières années a permis à de nombreuses start-up technologiques chinoises d’atteindre des niveaux de croissance sans précédent. En effet, 7,2 milliards de dollars ont été investis dans la technosécurité au Xinjiang. Ces nombreux projets se déploient sous l’égide de l’initiative « Belt and Road » qui vise notamment à offrir un marché potentiel illimité pour ces technologies de contrôle de la population que la Chine développe au Xinjiang. Dès lors, les entreprises technologiques chinoises ont déjà aidé les gouvernements d’autres pays à développer leurs capacités de surveillance qui pourraient être utilisées contre les groupes d’opposition. À Kampala en Ouganda, l’entreprise de télécommunications Ouganda-Huawei Technologies a vendu des outils de sécurité que les gouvernements utilisent désormais pour la surveillance et la censure numérique. La situation de la communauté ouïghoure n’est donc qu’un sombre exemple de la menace des technologies répressives de surveillance. Alors que leur exportation et diffusion sont imminentes, la communauté internationale tarde à prendre position, une inertie décriée par les groupes de défense des droits humains.
8 juin 2021
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