Les Kremlin leaks : chronique d’une victoire annoncée

Par Danny Gagné
Chronique des nouvelles conflictualités | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques

Pour lire la version PDF

Les récentes élections présidentielles russes ont sans surprise consacré la victoire écrasante de Vladimir Poutine. Cependant, une fuite de documents survenue peu avant le scrutin a exposé une vaste offensive informationnelle vouée à favoriser encore davantage le président sortant. Que nous apprennent ces fuites sur les ficelles d’un scrutin gagné d’avance ?

Fin 2023, le quotidien estonien Delfi met la main sur plusieurs documents provenant du bureau de Sergei Kiriyenko, le chef de cabinet de Vladimir Poutine. Cette fuite, depuis désignée comme les Kremlin leaks, révèle alors une vaste opération d’influence menée par Moscou et dirigée en grande partie contre la population russe. Orchestrée en période préélectorale, cette offensive multi-plateforme visait à assurer une confortable réélection à Vladimir Poutine lors du scrutin tenu du 15 au 17 mars 2024. Celle-ci semble confirmer le glissement d’une Russie déjà autoritaire vers une forme de totalitarisme numérique.

Sans surprise, Vladimir Poutine a entre-temps vogué tranquillement vers une victoire écrasante (dans des circonstances plus que suspectes), avec 87 % des votes exprimés, son meilleur résultat depuis son arrivée au pouvoir en 2000. Entre propagande numérique et ingénierie sociale, que nous révèlent les Kremlin leaks sur les coulisses de ce scrutin joué d’avance ?

Offensive culturelle

L’opération, dont le budget est estimé à 1,1 milliard d’euros, aurait visé à faire la promotion de quatre grands axes de communication chers au Kremlin : la défense des valeurs traditionnelles russes, l’amélioration de la qualité de vie de la population, la valorisation de héros modernes ainsi qu’une série de projets visant la russification des « nouveaux territoires » de la Fédération[1].

Cette offensive informationnelle incluait un important volet culturel : une enveloppe de 600 millions d’euros, partagéeentre une quinzaine d’entreprises et destinée à produire du contenu patriotique. Ce programme a notamment accouché de séries télévisées faisant le récit de patriotes russes et de films d’animation pour enfants, certains s’inspirant largement d’œuvres produites à l’époque soviétique. Un jeu vidéo proposait quant à lui d’incarner un membre des forces spéciales russes et de combattre une race d’extraterrestres créée dans un laboratoire américain. Selon Vlad Strukov, professeur à l’Université de Leeds et spécialiste du cinéma russe, cette campagne s’explique par le fait que la Russie ne contrôle pas le contenu culturel auquel sa population est exposée. Cette enveloppe viserait donc essentiellement à stimuler la création de produits culturels « patriotiques » susceptibles de faire concurrence à l’industrie du divertissement occidentale, dont l’influence est jugée néfaste par le Kremlin.

Les « nouveaux territoires » au centre de l’opération

C’est aussi et surtout vers les « nouveaux territoires » de la Fédération de Russie que se sont tournés les efforts du Kremlin. Conduites de manière beaucoup plus coercitive, les élections dans les territoires ukrainiens occupés se sont en partie déroulées à la pointe du fusil, souvent sans le luxe d’un isoloir. Sans surprise, une importante part de l’enveloppe budgétaire dévoilée par les Kremlin leaks était destinée à la russification culturelle de l’Ukraine occupée. On y apprend notamment que Moscou veut remplacer les antennes satellites ukrainiennes par des coupoles de fabrication russe afin d’étendre la portée de ses chaînes de nouvelles. On parlait ainsi de raccorder plus de 150 000 foyers au système Russkiy Mir pour la seule année 2023 et de déployer des systèmes pour brouiller les signaux provenant de l’Ukraine libre.   

Néanmoins, la population ukrainienne, comme celle russe, consomme de plus en plus de contenus médiatiques sur internet et les médias sociaux. Des sommes importantes sont ainsi investies pour contrôler le narratif sur les plateformes en ligne, voire pour censurer le contenu jugé subversif. Les Kremlin leaks évoquent notamment un déploiement de l’ASBI, ou Automated System of Internet Security, afin de pouvoir surveiller à terme au moins 85 % des profils de médias sociaux dans les territoires occupés. Selon les documents fuités, 52 millions de profils seraient sous surveillance et 1,6 million auraient été jugés dangereux. Propulsé par l’intelligence artificielle, l’ASBI permet aussi d’analyser plus de 200 000 images par jours et, en ce qui concerne notamment la région de Donetsk, d’assurer qu’au minimum 70 % du contenu des médias sociaux de certaines chaînes d’information soit pro-russe.

Faire sortir le vote

Une question persiste : pourquoi investir autant pour influencer une élection gagnée d’avance ? Selon Olga Sidelnikova, figure d’opposition russe en exil, le taux de participation est le talon d’Achille de Vladimir Poutine. Les taux de participation aux élections russes ne sont pas particulièrement élevés ; ils se situent généralement autour de 65 % aux présidentielles et parfois même sous les 50 % lors des législatives. Menant une intervention militaire en Ukraine depuis plus de deux ans, avec des résultats mitigés, le régime semblait d’ailleurs s’inquiéter de la vigueur du soutien populaire et tenait à obtenir un mandat fort.

D’importants moyens numériques ont ainsi été déployés pour stimuler la participation. Par exemple, plusieurs citoyens russes ont reçu des textos contenant un lien à ouvrir une fois dans l’isoloir. L’application permet de géolocaliser leur téléphone pour s’assurer qu’ils accomplissent bien leur « devoir citoyen ». Dans le même ordre d’idée, d’autres devaient présenter un code QR unique avant de voter. Selon Reuters, le taux de participation a été un peu supérieur à 74 %, un bond significatif en comparaison du 65,7 % enregistré en 2018. L’élection a quand même été le théâtre de maintes manifestations et arrestations.  

Moscou a aussi dépensé des millions d’euros pour financer des études sociologiques et des sondages à la sortie des bureaux de vote. Pour autant, la maestria démontrée par le Kremlin pour forcer l’assentiment de sa population commence à lui poser problème : plus de 90 % de la population russe refuserait désormais de répondre aux sondages téléphoniques, de peur que leurs réponses ne soient utilisées contre eux. Par ailleurs, dans bien des cas, les grandes entreprises, publiques ou privées, prennent elles-mêmes part au jeu d’influence électorale en incitant agressivement leurs employés à appuyer Poutine, afin que leurs firmes restent dans les bonnes grâces de Moscou et préservent ainsi leurs réseaux de patronage. Prisonnier de son propre récit, le Kremlin peine donc de plus en plus à pouvoir mesurer la véritable teneur de son opinion publique.

Une bataille de longue haleine

En définitive, les Kremlin leaks dessinent un vaste projet d’ingénierie sociale, dont la portée dépasse l’élection présidentielle de 2024. Comme le fait remarquer Mark Galeotti, l’exécutif russe est vieillissant et peine pour l’heure à former une relève. En visant la jeunesse à travers la musique, le cinéma et les jeux vidéo, il cherche manifestement à modeler une nouvelle génération qui forgera la Russie de demain. À ce titre, un changement de modèle semble se dessiner : concentré depuis les années 1990 à maintenir un assentiment passif du grand public, le Kremlin semble désormais vouloir impliquer activement la population dans la défense des « valeurs russes ». Autant au niveau politique que culturel, on semble vouloir passer d’un autoritarisme fondé sur le silence à un patriotisme dévoué, empruntant à l’ère soviétique.

S’il peut parfois sembler que la guerre en Ukraine soit la lubie d’un seul homme et qu’un changement de donne politique pourrait mettre fin à l’agression russe, les Kremlin leaks montrent que le tableau est probablement plus complexe. Le régime semble activement chercher à associer l’actuel conflit à un processus d’instauration d’une nouvelle Russie, pour ainsi insérer la guerre dans un projet de société plus vaste. Si cette stratégie porte ses fruits, il est possible que les velléités territoriales russes en Ukraine non seulement survivent à Vladimir Poutine, mais se transmettent à toute une génération.

[1] Les territoires ukrainiens occupés de Donetsk, Louhansk, Zaporijia et Kherson.

2 avril 2024
En savoir plus