Opérations d’influence : une contre-offensive occidentale ?

Par Danny Gagné
Chronique des nouvelles conflictualités

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Une récente étude révèle l’existence d’une campagne informationnelle pro-États-Unis ayant notamment visé des pays du Moyen-Orient et d’Asie centrale. Si les États comme la Russie, la Chine et l’Iran font souvent figure de suspects, observerait-on désormais une croissance des opérations d’influence occidentales ?

En collaboration avec l’Université Stanford en Californie, la firme de cybersécurité Graphika publiait le 24 août dernier un rapport sur une campagne d’influence s’échelonnant sur une période de 5 ans et visant à diffuser des messages pro-occidentaux sur les médias sociaux. Le contenu produit par de faux comptes actifs sur Twitter et Facebook avoisine les 300 000 publications. Précisons que l’opération n’est pas tant une opération de désinformation, que d’influence. L’objectif n’est pas juste de produire des fausses nouvelles, même si la firme a pu observer ce genre de contenu, mais plutôt d’exagérer les bons coups de certains États tout en mettant en exergue les comportements répréhensibles d’autres membres de la communauté internationale. Si le rapport se garde d’attribuer la campagne à des acteurs étatiques occidentaux, on ne peut exclure cette possibilité. En effet, l’un des comptes analysés par Graphika indiquait par exemple être affilié au CENTCOM, le commandement central de l’armée américaine au Moyen-Orient et en Asie centrale. Et en observant attentivement le contenu des messages publiés, on remarque que ceux-ci s’alignent très souvent sur les intérêts américains.

Creuser un fossé

Les cibles de ces campagnes sont surtout situées au Moyen-Orient et en Asie centrale, avec une forte concentration sur l’Iran. En effet, sur la totalité des messages analysés, un peu plus de 45 % visaient la République islamique. Qui dit campagne d’influence dit bien souvent tentative de semer la discorde : 17.4 % des messages visant l’Iran affichaient du contenu pro-régime alors que 17.3 % affichaient du contenu anti-régime. Le but serait donc de polariser davantage l’opinion publique iranienne. Nombre de ces messages portent sur Qassem Soleimani, lieutenant-général des Gardiens de la révolution tué par une frappe de drone américaine le 3 janvier 2020. Certains le critiquent, l’accusant d’avoir contribué à la misère et à l’appauvrissement des Iraniens en choisissant de financer le Hamas et le Hezbollah, ou d’avoir renié les valeurs de l’Islam, alors que d’autres le présentent plutôt comme un héros de la nation et un martyr. Plusieurs incluent des références à de fausses pages publiées sur des sites internet bidon tels Dariche News ou encore Fahim News. Enfin, la publication de ces messages coïncide avec une explosion de gazouillis anti-américains au lendemain de l’assassinat de Soleimani. Peut-être cherchait-on ainsi à niveler le terrain ?

L’Asie centrale fait aussi les frais de cette campagne. Dans cette région, les messages sont autant pro-américains que critiques de la Russie. On y vante notamment les investissements américains dans ces pays, en présentant Washington comme un partenaire commercial fiable. La Russie est en revanche accusée d’avoir envahi l’Ukraine pour créer une famine mondiale. On cherche aussi à semer le doute quant à la sécurité des États d’Asie centrale : alors que leur grand voisin vient d’envahir le territoire ukrainien, ils pourraient être les prochains sur la liste. Fait intéressant, des pétitions en ligne sont lancées, appelant le gouvernement kazakh à quitter l’OTSC[1] ou encore à bannir les médias russes de son territoire. Ces campagnes coïncident d’ailleurs avec les troubles politiques au Kazakhstan plus tôt cette année et avec l’intervention de l’OTSC sur son territoire.

Loin derrière la compétition

Le rapport de Graphika démontre aussi un certain degré d’amateurisme. Ces messages, publiés dans la langue des pays visés, sont truffés de formulations maladroites et semblent avoir été traduits mot pour mot de l’anglais par un logiciel. L’insertion de photos des soi-disant auteurs, cherchant à donner ainsi une touche d’authenticité aux messages, figure parmi les autres techniques utilisées de manière malhabile. Bien qu’on fasse de plus en plus appel à l’intelligence artificielle pour générer des visages, reste qu’il est plus facile de se faire prendre la main dans le sac quand des images réelles sont utilisées. Dans les messages analysés par Graphika, on remarque par exemple l’utilisation de photos retouchées de l’actrice portoricaine Valeria Menendez. Quoique les logiciels d’analyse de contenu ne soient pas aussi avancés pour traiter les images, il reste relativement simple d’effectuer des recherches inversées pour établir l’identité réelle des personnes apparaissant sur les photos.

Finalement, c’est au niveau de la pénétration des médias sociaux que les résultats ne sont pas au rendez-vous. Si le nombre de messages peut paraître impressionnant, force est de constater qu’ils ont généré peu d’activité en ligne. Dans les cas des publications sur Facebook au sujet de l’Asie centrale, la plupart des messages accumulaient moins de 10 « likes » et seulement 10 messages ont fait réagir[2] plus de 1000 utilisateurs, et ce, malgré plus de 200 publications par jour au moment même où la Russie envahissait l’Ukraine. Ce manque d’efficacité est assez surprenant, surtout si l’on considère l’utilisation apparente d’automates (ou bots) : des vagues de fausses publications étaient diffusées simultanément par différents comptes à la première seconde de chaque heure. Le taux de pénétration peu élevé s’explique plutôt par le fait que les acteurs derrière ces campagnes ne semblaient pas bien connaître les habitudes de consommation de leurs cibles, puisqu’ils ont visé le réseau social Twitter, pourtant moins populaire qu’Instagram ou WhatsApp, ou négligé Telegram,qui connaît une croissance exponentielle dans plusieurs de ces pays.

Une stratégie décomplexée ?

Faut-il voir l’arrivée de ces nouveaux joueurs comme un changement de paradigme de la part de certains pays occidentaux ? Si Graphika se garde de pointer du doigt l’État américain, on sait que les États-Unis possèdent les outils technologiques et un certain savoir-faire pour mener des opérations d’influence de cette envergure. En effet, en 2011, on découvrait l’existence de l’opération Earnest Voice : une campagne d’influence d’un coût de 200 millions USD, durant laquelle le commandement central américain a déployé une nébuleuse de faux profils sur les médias sociaux avec pour objectif de combattre la propagande terroriste au Moyen-Orient. La France, elle aussi, s’est récemment lancée dans l’arène informationnelle, sans prendre grand soin de masquer ses traces. Dans le cadre de la campagne électorale en République centrafricaine en 2020, des trolls français et russes se présentant comme d’authentiques citoyens centrafricains se sont adonnés à une guerre de mots sur Facebook. Le réseau social avait dû désactiver près de 500 comptes, certains appartenant « à des individus liés à l’Armée française » alors que d’autres étaient affiliés à la désormais célèbre ferme à trolls russe, Internet Research Agency[3]. La campagne française, qui a débuté en 2019, cherchait visiblement à défendre l’image de la France et de son armée dans son ancienne colonie. L’adversaire russe moussait plutôt le rôle de la Russie dans le développement économique du pays. Selon Nathaniel Gleicher, en charge de la sécurité de l’information chez Facebook, c’était la première fois qu’une organisation militaire occidentale violait les politiques de la plateforme relatives à la désinformation. L’opération d’influence en République centrafricaine a cependant fait peu réagir, les deux protagonistes s’étant ultimement affrontés dans la chambre d’échos artificielle qu’ils avaient eux-mêmes créée, sans répercussions observables sur l’opinion publique locale.

Ces campagnes démontrent-elles que les démocraties occidentales ont conclu devoir, elles aussi, mener des opérations d’influence à caractère offensif ? Le cas échéant, il est légitime de se demander comment elles comptent le faire sans renier les valeurs libérales. Utiliser ces outils de manière insidieuse ne demande qu’un clic de souris. La ligne peut cependant se révéler mince entre campagne d’influence, propagande appuyée et désinformation. Alors que nous en avons déjà plein les bras à lutter contre la désinformation, s’engager dans une bataille où tous les coups sont permis pourrait ultimement être plus dommageable que bénéfique.

[1] Organisation du traité de sécurité collective, un partenariat politico-militaire qui réunit des anciens États-satellites soviétiques.

[2] Il peut s’agir de commenter la publication ou encore de la repartager.

[3] Notamment identifiée dans le rapport Mueller comme responsable d’une campagne de désinformation en ligne durant les élections présidentielles américaines de 2016.

 

 

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13 septembre 2022
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