L’instrumentalisation du négationnisme électoral
Par Danny Gagné
Chronique des nouvelles conflictualités
Dans la nuit du 3 au 4 novembre 2020, Donald Trump part en croisade contre la démocratie américaine. Alléguant que l’élection lui a été volée par un scrutin truqué, il entreprend un travail de sape contre les institutions américaines. Depuis, les campagnes d’influence étrangères se transforment, visant à effriter, peu à peu, la confiance populaire envers les processus démocratiques.
La vaste campagne d’ingérence russe qui a entaché les élections américaines de 2016 avait vraisemblablement pour objectif de favoriser la victoire d’un candidat dont les promesses s’alignaient sur les intérêts du Kremlin. Après l’élection de Joe Biden en 2020, la désinformation changea de cible, s’attaquant à l’intégrité des institutions démocratiques, le tout culminant le 6 janvier 2021 avec l’attaque contre le Capitole.
Depuis ce jour fatidique, une rhétorique est devenue dangereusement familière : des politiciens, souvent d’obédience populiste, attribuent leurs contre-performances électorales à des tentatives d’ingérence étrangère ou à de prétendues fraudes dans les urnes, orchestrées par leurs adversaires. Si les États-Unis ont servi de matrice à ces discours, on observe différents exemples poindre dans d’autres pays au gré de l’actualité, qu’il s’agisse du Brésil ou d’Israël. Domestique ou étrangère, l’industrie de la désinformation et de l’influence s’adapte désormais à cette nouvelle donne, ne tentant plus seulement d’orienter l’opinion des électeurs au sujet de certains candidats ou enjeux, mais s’essayant de plus en plus à entamer la confiance envers l’institution démocratique elle-même.
Politiciens au bord du gouffre, États aux aguets
Même si Donald Trump, qui a instrumentalisé la soi-disant fraude électorale pour tenter de renverser les résultats de 2020, n’est plus au pouvoir, beaucoup de candidats qui se sont présentés aux récentes élections de mi-mandat sous la bannière républicaine ont fait campagne en niant les résultats des présidentielles de 2020. La droite américaine n’a cependant plus le monopole de ce crédo. En effet, en octobre dernier, la firme de cybersécurité Mandiant a pointé du doigt la Chine pour une campagne d’influence en ligne visant, entre autres, à décourager les Américains d’aller voter le 8 novembre 2022. Les messages disséminés par Pékin insistaient notamment sur la futilité de ce geste citoyen, dans un système politique dysfonctionnel. Les discours attaquant l’intégrité des processus électoraux ne sont donc plus seulement mis à profit par des politiciens opportunistes, mais aussi par des États adverses voyant là des opportunités géopolitiques.
Ce scénario paraît de surcroît se répéter ailleurs. En mars 2021, juste avant les élections israéliennes devant mettre fin au règne de Benyamin Netanyahou, des membres de sa garde rapprochée commencent à répandre la thèse d’une éventuelle fraude électorale orchestrée par les adversaires du Likoud[1]. Le 6 juin, alors que les élus israéliens s’entendent pour former une coalition en vue de détrôner Netanyahou, ce dernier annonce qu’Israël vient d’assister à la plus grande malversation électorale de l’histoire de la démocratie. Même si le résultat n’a pas été affecté, le pays, alors enfoncé dans une crise politique - les Israéliens ont été appelés aux urnes cinq fois en quatre ans -, est un terreau fertile pour semer le doute.
Début novembre 2022, Twitter, grâce à une collaboration avec l’ONG Fakereporter, annonçait avoir désactivé des centaines de faux profils suspectés d’être pilotés depuis l’Iran, et qui avaient pour objectif de convaincre les électeurs israéliens de boycotter les législatives du 1er novembre. En 2019 déjà, plus de 350 faux profils sur différents médias sociaux cherchaient à amplifier des discours radicaux et à creuser la division parmi les électeurs de l’État hébreu, selon des observations de la firme de cybersécurité Vocativ. Là aussi, la firme attribuait ces messages, qui auraient été vus par près d’un demi-million d’Israéliens, à des automates pilotés par le régime iranien.
Vers une Internationale complotiste ?
Au Brésil, avant même la tenue du scrutin du 2 octobre dernier, Jair Bolsonaro avertissait les électeurs du supposé danger représenté par le dépouillement électronique des votes, un écho à la campagne de salissage de Trump contre le fabricant de machines de vote Dominion. De plus, cette élection a été le théâtre d’une vaste campagne de désinformation, certaines études estimant que 40 % des Brésiliens ont été quotidiennement exposés à de fausses nouvelles via Whatsapp, l’application la plus utilisée au Brésil à des fins informationnelles.
Bien qu’il n’y ait pour l’instant pas de preuves d’influence étrangère, deux constats émergent. D’abord, la majorité des messages reçus par les électeurs concernaient la fiabilité des systèmes de décompte de votes automatisés et l’intégrité de la Cour électorale supérieure en charge d’organiser les élections. Par ailleurs, ceux qui nient les résultats des élections américaines de 2020 ont développé des affinités avec ceux qui en font de même au Brésil : de nombreuses figures de la droite américaine ont partagé ces fausses nouvelles venues du Brésil, prétendument pour faire la preuve d’un complot électoral de portée mondiale. Les accusations de fraudes et de manipulations des processus électoraux gagnent en popularité et semblent maintenant créer une solidarité transnationale entre ces mouvements radicaux nourris à la mésinformation.
Les mouvements de droite et d’extrême droite canadiens importent de plus en plus de théories du complot des États-Unis, dont celle de l’utilisation par Élections Canada des systèmes de Dominion en catimini pendant le dernier scrutin fédéral. En outre, plusieurs exemples lors du « convoi de la liberté » à Ottawa à l’hiver 2022 ont illustré les liens entre ces droites conservatrices : la présence de nombreux drapeaux arborant Trump 2020 durant les manifestations ; le fait que la moitié des 200 donateurs américains les plus généreux qui ont financé l’organisation du convoi, cotisent également à la cagnotte du Parti républicain ou ont fait des dons à Donald Trump pour soutenir sa croisade contre la démocratie américaine ; ou encore la façon dont Pierre Poilievre, maintenant chef du Parti conservateur du Canada, s’est joint aux manifestants, posant fièrement à leur côté.
Une stratégie hybride
Ces politiciens qui crient à la fraude avant même le scrutin poursuivent des objectifs électoralistes : en cas de défaite, cette stratégie doit leur permettre de garder leurs partisans captifs en les unissant contre un ennemi commun, voire de s’accrocher au pouvoir en refusant la défaite. Des chercheurs préviennent cependant que les puissances adverses cherchant à exploiter ces narratifs, en plus d’amplifier la portée de ces discours alarmistes, pourraient prochainement tenter de créer de toutes pièces des incidents réels qui viendraient appuyer les thèses de fraude électorale.
Lors des élections présidentielles de 2020, un simple bris de canalisation dans un bureau de vote de l’État de la Géorgie, stoppant le décompte des votes, fut à l’origine d’une théorie du complot : l’incident aurait permis d’introduire des boîtes remplies de bulletins en faveur de Joe Biden dans le bureau de scrutin. Amos Harel, chercheur à l’Institute of National Security Studies de l’Université de Tel-Aviv, prévient que plusieurs moyens pourraient éventuellement être utilisés pour faire mauvaise presse à la démocratie en période électorale en provoquant des événements similaires. Une cyberattaque de type DDoS[2] pourrait par exemple servir à paralyser des plateformes en ligne qui orientent les électeurs vers leurs bureaux de vote. Des cyberattaques visant à couper le courant des infrastructures nécessaires au bon déroulement de l’élection ou du dépouillement pourraient aussi être employées. Couplés à d’habiles opérations informationnelles, ces incidents renforceraient l’idée qu’une élection est bel et bien en train d’être truquée.
La droite canadienne tentée par la stratégie
Le 6 juin 2021, Erin O’Toole, alors chef du Parti conservateur du Canada, annonce que son parti a perdu de huit à neuf sièges au Parlement à cause d’une campagne d’ingérence chinoise. Le chef des conservateurs n’apporte cependant aucune preuve de ses allégations. Si O’Toole ne s’attaque pas directement aux institutions canadiennes, l’instrumentalisation rhétorique de l’ingérence étrangère reste sans précédent dans l’histoire moderne du Canada. La référence d’Erin O’Toole au croque-mitaine chinois, cependant, est aussi le symptôme d’une méfiance grandissante envers le processus démocratique parmi certains pans de l’électorat canadien.
Matthew Lebow, professeur de science politique à la Western University en Ontario, prévient que la montée en puissance des candidats républicains négationnistes et l’augmentation des accusations d’irrégularités électorales ne sont pas de bon augure pour le Canada. Comme le montre l’exemple du Brésil, la droite négationniste américaine se cherche des alliés à l’international et le Canada fait figure de candidat potentiel. Parallèlement, les États derrière les campagnes d’influence qui s’attaquent à l’idée même de la démocratie ont tous un point en commun : ce sont des régimes autoritaires, qui voient donc d’un bon œil l’affaiblissement de l’idéal démocratique dans des pays très critiques à leur encontre. Actuellement, ces politiciens prêts à tout pour prendre ou garder le pouvoir leur ouvrent grand la porte.
[1] Parti politique de Benyamin Netanyahou
[2] Distributed Denial of Service
22 novembre 2022En savoir plus