L’OSINT en temps de guerre : promesses et périls du renseignement de sources ouvertes
Par Fanny Tan
Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques | UQAM
Le 22 février 2022, un porte-parole du ministère de la Défense de la République populaire (autoproclamée) de Donetsk rapporte l’explosion d’une bombe artisanale sur l’autoroute reliant les villes de Donetsk et Horlivka, dans les territoires séparatistes de l’est de l’Ukraine. L’attentat mortel est rapidement présenté par les médias russes comme un acte perpétré par des terroristes ukrainiens contre des civils russophones.
Mises en doute par des internautes suspicieux et scrutées par le collectif d’enquêteurs de sources ouvertes Bellingcat, les images médiatisées de l’incident semblent raconter une tout autre histoire. Marques de perforation uniformes sur les véhicules, position suspecte de ceux-ci sur l’autoroute, incisions sur les crânes des victimes s’apparentant à celles effectuées lors d’autopsies : en quelques heures seulement, les prétendues preuves photographiques révèlent la véritable nature de l’incident. Loin d’être un attentat terroriste, il s’agirait plutôt d’une mise en scène russe visant à justifier l’invasion de l’Ukraine, qui s’amorcera deux jours plus tard.
Cet exemple démontre que les réseaux sociaux ne constituent pas seulement un terrain de jeu idéal pour les agents d’influence désireux d’orienter l’opinion publique à leur avantage ; la multiplicité des données disséminées sur le net représente aussi une mine d’opportunités pour une communauté de détectives en ligne. Leur vocation ? Percer le brouillard informationnel et faire la lumière sur les événements les plus opaques secouant la scène internationale, à commencer par la guerre en Ukraine. Malgré son objectif louable, cette nouvelle façon de faire crée également des remous.
Documenter une guerre, et ses crimes
Le renseignement de sources ouvertes, ou OSINT (Open source intelligence), consiste en la collecte, l’analyse et la propagation de données accessibles au grand public et acquises de manière légale à l’aide d’Internet, de la presse, de documents universitaires et de rapports gouvernementaux. Autrefois cantonnée aux agences de renseignement, dont certains services étaient par exemple consacrés à scruter la presse ou les publications gouvernementales étrangères, cette pratique s’est démocratisée avec l’arrivée du Web 2.0 et a connu une véritable explosion depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022.
L’exemple de la mise en scène sur l’autoroute Donetsk-Horlivka n’illustre en effet qu’une infime partie de l’inestimable contribution du renseignement de sources ouvertes dans la démystification de la guerre en Ukraine. En plus de réfuter la désinformation russe, cette pratique a permis de braquer les projecteurs sur les mouvements de troupes russes autour de l’Ukraine bien avant février 2022 et continue de documenter et de diffuser des informations stratégiques importantes pour l’Ukraine et ses alliés, telles que les pertes d’équipement de part et d’autre depuis le début de l’invasion.
Les méthodes de renseignement de sources ouvertes sont également employées pour élucider les crimes de guerre commis en sol ukrainien. Lors du massacre de Boutcha en mars 2022, une équipe de journalistes du New York Times spécialisés en OSINT a acquis des images satellites pour montrer que les corps de civils étaient présents deux semaines avant le départ des troupes russes, prouvant ainsi les crimes niés en bloc par la Russie, qui présentait l’incident comme une « mise en scène » ukrainienne. Conscients de l’utilité de ces enquêtes dans l’inculpation de criminels de guerre, des collectifs d’OSINT coopèrent désormais avec des organismes de droit international pour mieux exploiter l’information provenant de sources ouvertes lors de procédures judiciaires.
Dans tous les cas cités précédemment, la collecte de renseignements ayant permis de mieux cerner les réalités de la guerre n’aurait pu s’accomplir sans la panoplie d’outils technologiques créée expressément par et pour la communauté du renseignement de sources ouvertes. L’automatisation croissante de l’OSINT et l’arrivée imminente de l’OSAINT, soit l’utilisation d’outils d’intelligence artificielle agrégeant et analysant la masse de données et de métadonnées disponibles sur Internet, vont faciliter le travail des chercheurs faisant face à une surabondance d’informations.
La transparence comme arme
Pratiqué par une communauté aux contours indistincts provenant à la fois du milieu professionnel et amateur, bénéficiant d’expertises variées, le renseignement de sources ouvertes se veut décentralisé et collaboratif. Dans un souci de transparence — l’opacité et les erreurs journalistiques glissées sous le tapis étant vues comme une des raisons de la crise de confiance envers les médias — les analystes de sources ouvertes mettent autant d’efforts à dévoiler leurs démarches d’enquête que les conclusions de celles-ci. De plus, en se basant essentiellement sur des sources accessibles gratuitement, cette communauté invite les internautes à reproduire eux-mêmes leurs enquêtes pour en vérifier les conclusions.
S’étant avéré maintes fois plus convaincant, plus rapide et plus transparent que le travail des journalistes, voire même de celui des agences de renseignement, l’OSINT semble devenir le nouvel outil de prédilection pour comprendre et analyser les guerres contemporaines. Tant et si bien qu’aux États-Unis, certaines voix appellent désormais le gouvernement à créer une agence officielle de renseignement de sources ouvertes, qui s’inspirerait du professionnalisme d’agences comme la CIA, mais serait exempte de leur culture du secret. Cette idée souligne en outre comment la transparence peut être une force au lieu d’une faiblesse stratégique — un changement de paradigme illustré par la déclassification coordonnée de renseignement américain, qui a débuté quelques mois avant le début de l’invasion.
Pas exempt de critiques
La rapidité avec laquelle s’est démocratisé le renseignement de sources ouvertes inquiète toutefois certains observateurs, qui critiquent la prolifération de résultats d’enquêtes bâclées contribuant elles-mêmes à brouiller l’espace informationnel. L’ouverture, valeur fondamentale de la communauté OSINT, permet à certains internautes de s’approprier sans scrupules le travail des autres, ou de disséminer des informations fallacieuses en érigeant des rumeurs comme des faits.
L’attribution erronée de crimes, conséquence notoire de certaines enquêtes menées par des individus davantage motivés par un désir de vengeance que par la recherche de la vérité, peut en outre avoir des répercussions négatives sur des individus innocents et leur entourage. Lorsqu’elle se soustrait à son devoir de minutie et de rigueur, la communauté d’OSINT peut causer des torts considérables, minant à la fois la confiance accordée par les internautes et la crédibilité de la pratique aux yeux de la classe dirigeante.
Les individus faisant des recherches de sources ouvertes, particulièrement celles et ceux ayant peu d’expérience dans le domaine et ne bénéficiant pas d’un soutien en santé mentale, courent également le risque d’être traumatisés par la visualisation d’images de conflits et d’événements violents. Sensibles à cet enjeu, des collectifs d’OSINT publient régulièrement des conseils à la communauté pour mitiger les impacts négatifs de l’analyse de ces images. Les chercheurs et chercheures de plus haut profil risquent en outre d’être la cible d’intimidation les forçant dans certains cas à déménagerpour assurer leur sécurité : début 2023, le directeur du célèbre groupe d’OSINT Bellingcat Christo Grozev a dû renoncer à regagner l’Autriche, à cause de menaces que faisait peser sur lui le renseignement russe. Finalement, en collectant et en diffusant du matériel issu de sources ouvertes, les analystes amateurs peuvent se retrouver au cœur de litiges s’ils ne font pas attention aux cadres juridiques entourant ce type d’enquête, qui diffèrent selon les pays.
L’OSINT au Canada
Malgré son essor dans les deux dernières années, le renseignement de sources ouvertes ne semble pas avoir particulièrement percolé dans l’écosystème médiatique canadien jusqu’ici. Alors que des initiatives de collaboration et de partage d’informations dans le domaine existent, elles se concentrent plutôt sur le cybercrime et la recherche de personnes disparues. L’OSINT pourrait pourtant bonifier l’arsenal canadien de lutte contre la désinformation étrangère, sensibiliser le grand public à des enjeux sous-estimés par les médias et contribuer à atténuer l’actuelle crise de confiance envers les médias traditionnels.
6 juin 2023
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