Pékin à Westminster : quand la Chine infiltre les parlements occidentaux
Par Alexis Rapin
Chronique des nouvelles conflictualités | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques
À la mi-septembre, on apprenait qu’un employé du parlement britannique était soupçonné d’avoir œuvré pour le renseignement chinois. Alors que Pékin multiplie ces dernières années les tentatives d’infiltration de parlements occidentaux, les opérations d’espionnage traditionnel cèdent désormais la place aux velléités d’influence.
Dans la littérature et le cinéma, on imagine souvent les espions ne remplir leur mission qu’en se fondant discrètement dans la masse, assumant l’identité d’individus sans histoire. Et si certains opéraient au contraire sous les projecteurs ? C’est en somme la question qui anime le Royaume-Uni depuis quelques semaines, alors qu’une spectaculaire affaire d’espionnage secoue le parlement britannique : un jeune recherchiste, attaché au caucus conservateur à Westminster, a été arrêté pour soupçons d’espionnage en faveur de la République populaire de Chine. Celui-ci, ainsi qu’un complice présumé, aurait été appréhendé en toute discrétion en mars dernier, avant que l’affaire ne soit ébruitée début septembre, par le journal Sunday Times.
Sécurité nationale oblige, le dossier reste enveloppé de mystère. Le recherchiste aurait été arrêté en vertu de l’Official Secrets Act britannique, mais n’aurait pas été formellement inculpé jusqu’ici. Dans une lettre ouverte transmise par ses avocats, celui-ci a d’ailleurs clamé son innocence, affirmant avoir toujours travaillé à sensibiliser son entourage aux menaces posées par la République populaire. L’enquête du Sunday Times, toutefois, raconte une tout autre histoire. Le recherchiste aurait, entre autres, tenté d’influencer l’opinion de plusieurs parlementaires, persuadant apparemment certains d’entre eux d’adopter des vues plus modérées à l’encontre de la Chine.
Si ces révélations ne sont donc sans doute que le premier épisode d’une saga diplomatico-judiciaire appelée à durer, elles ont néanmoins le mérite d’attirer l’attention sur un phénomène préoccupant : les parlements, instances officielles que l’on supposerait pourtant difficiles à pénétrer, semblent de plus en plus touchés par les velléités d’infiltration de puissances adverses.
Entre pots-de-vin et prêts bancaires
Le phénomène, à bien y regarder, n’est pas fondamentalement nouveau. Dans son ouvrage Active Measures, paru en 2020, le politologue Thomas Rid évoquait par exemple le cas de Leo Wagner et Julius Steiner, deux députés conservateurs ouest-allemands recrutés par le renseignement est-allemand en 1972. En échange d’une généreuse somme d’argent, Wagner et Steiner acceptèrent de voter discrètement contre leur propre parti lors d’un vote de confiance visant le chancelier de l’époque, Willy Brandt. Instigateur d’une politique de détente à l’encontre du bloc de l’Est, le social-démocrate Willy Brandt survécut au vote de justesse… à deux voix près. L’action des services est-allemands, soutenus par le KGB, fut donc déterminante pour maintenir au pouvoir un chancelier plus favorable aux intérêts des républiques socialistes.
Plus récemment, en France, plusieurs scandales sont venus mettre en lumière des liens pour le moins suspects existant entre la Russie de Vladimir Poutine et certains parlementaires français (notamment issus du Rassemblement national de Marine Le Pen). En 2014, c’était notamment l’eurodéputé Jean-Luc Schaffhauser qui était mis en cause dans une affaire de prêt bancaire contracté auprès d’une banque russe proche du pouvoir. Plus récemment, fin 2022, le conseiller régional et eurodéputé Thierry Mariani était quant à lui visé par des soupçons de corruption et trafic d’influence au profit du Kremlin. Ironie du sort, une commission d’enquête parlementaire, établie en 2023 par des élus du Rassemblement national pour faire taire leurs détracteurs, est venue nourrir bien plus qu’éteindre les soupçons de compromission qui pèsent sur le parti.
Si les tentatives d’infiltrer et influencer les institutions parlementaires occidentales ne sont donc pas une nouveauté, c’est toutefois l’irruption tonitruante d’un nouvel acteur dans ce jeu qui défraie désormais la chronique : la Chine.
Recruter dans les assemblées
De fait, en quelques années seulement, la République populaire a cumulé contre les parlements occidentaux un nombre d’opérations d’infiltration défiant les bilans de la guerre froide. Fin 2019, l’Australie disait avoir démasqué une opération visant à faire élire à sa Chambre des représentants un homme d’affaires recruté au préalable par le renseignement chinois. En 2022, une nouvelle campagne des services de la République populaire était révélée par Canberra, visant cette fois à dévoyer secrètement plusieurs candidats du Parti travailliste au Parlement australien.
Entre-temps, en 2021, une affaire similaire éclaboussait la Nouvelle-Zélande : deux membres du Parlement étaient poussés vers la sortie par leurs partis respectifs à la suite d’allégations de relations avec des organes gouvernementaux chinois. Il apparut notamment que l’un d’eux, avant d’émigrer vers la Nouvelle-Zélande, avait étudié, puis enseigné dans deux académies de l’Armée populaire de libération, dont une forme des officiers du renseignement militaire chinois.
Début 2023, c’était au tour du Canada de découvrir que certains de ses parlementaires semblaient entretenir des liens douteux avec Pékin. Basés sur des fuites provenant du SCRS, plusieurs articles de presse sont venus alléguer que Han Dong, député libéral à la Chambre des communes, et Vincent Ke, élu progressiste-conservateur à l’Assemblée législative de l’Ontario, étaient mêlés à une tentative d’ingérence chinoise dans les élections canadiennes de 2019. Tous deux auraient notamment entretenu des contacts étroits avec le consulat chinois de Toronto, d’où était prétendument pilotée la campagne visant à influencer le scrutin fédéral. L’affaire suit son cours, Ottawa ayant tout récemment mis sur pied une commission d’enquête destinée à faire la lumière sur les enjeux d’ingérence touchant le Canada.
Espionnage et secret, influence et transparence
Pour Rory Cormac, professeur de relations internationales à l’Université de Nottingham au Royaume-Uni, il convient d’analyser les opérations chinoises comme celle ayant récemment visé Westminster pour ce qu’elles sont : non pas tant des campagnes d’espionnage, qui sont au final monnaie courante (et dont l’Occident peut difficilement prétendre s’abstenir), mais bien des tentatives de subversion, enjeu autrement plus délicat. En tentant d’établir des relais au sein des parlements occidentaux, Pékin chercherait moins à collecter du renseignement de premier choix qu’à pouvoir infléchir certaines vues, discussions et décisions ayant cours dans les institutions politiques de pays adverses, notamment au sujet de la Chine. Les cas évoqués ci-dessus démontrent, sans surprise, que les pays des Five Eyes figurent au premier plan de cette quête d’influence.
Alors que le Canada entame sa première grande réflexion publique sur ces questions, une première leçon majeure s’impose. Là où la menace de l’espionnage traditionnel peut nécessiter de mieux préserver certains secrets d’État, l’ingérence, elle, appelle au contraire à la transparence. Désamorcer efficacement une influence politique indue nécessite en effet d’en démontrer les ressorts au public, qui peut alors porter un jugement sans appel sur les liens d’intérêt en question. À l’inverse, un public maintenu dans le doute cultive la méfiance et prête encore davantage le flanc à la subversion, donnant ainsi lieu à un cercle vicieux.
L’ouverture d’une enquête publique est donc indubitablement un pas dans la bonne direction pour le Canada. Là où les puissances comme la Chine misent sur la perméabilité des écosystèmes politiques démocratiques pour exercer leur influence, c’est la capacité de transparence de ces mêmes écosystèmes qui représentent peut-être leur meilleure contremesure.
26 septembre 2023En savoir plus