Présidentielle américaine de 2020 et ingérences : une menace mieux gérée ?

Par Alexis Rapin
Chroniques des nouvelles conflictualités - Chaire Raoul-Dandurand

Pour lire la version PDF

Au lendemain des élections présidentielles américaines du 3 novembre, Donald Trump questionne peut-être la légitimité des résultats, mais un constat demeure : les États-Unis semblent cette fois avoir échappé au péril d’ingérences électorales étrangères. Alors que l’Iran et la Chine avaient cette année rejoint la Russie au rang des agents perturbateurs, l’appareil de sécurité nationale américain paraît avoir déjoué efficacement leurs tentatives d’influence au fil de la campagne électorale.

Fin octobre, le renseignement américain démasquait par exemple en moins de 24 heures une vague de milliers de courriels d’intimidation d’électeurs orchestrée par l’Iran. Un peu plus tôt, fin septembre, le FBI et la CISA (Cybersecurity and Infrastructure Security Agency) désamorçaient rapidement de fausses rumeurs disséminées sur internet au sujet de cyberattaques contre les systèmes électoraux. Et à la fin de l’été, Microsoft annonçait avoir empêché plusieurs centaines de cyber-intrusions russes, chinoises et iraniennes contre des organismes de campagne démocrates et républicains.

Les États-Unis auraient-ils retenu les bonnes leçons de 2016 ? Ont-ils tout simplement été plus chanceux ? Plusieurs hypothèses sont envisageables pour tenter d’expliquer l’apparent succès de Washington face aux velléités d’ingérence.

Une posture plus agressive

La première hypothèse, d’ordre plutôt stratégique, consisterait à dire que l’appareil de sécurité nationale américain s’est montré efficace pour dissuader ou parer les attaques extérieures contre son processus électoral. Et de fait, force est de reconnaître que Washington a multiplié les mesures proactives voire les coups d’éclat en vue du scrutin présidentiel.

À la mi-octobre, le US Cyber Command a par exemple mené une importante cyberattaque contre TrickBot, l’un des plus grands botnets criminels au monde, notamment utilisé pour le déploiement de logiciels d’extorsion. Plusieurs experts soulignaient que les États-Unis cherchaient vraisemblablement à prévenir le déploiement de rançongiciels contre les infrastructures électorales, et à signaler aux hackers étrangers qu’il leur en couterait cher de s’y essayer. Le geste faisait écho à une autre cyberattaque préemptive menée le jour des élections de mi-mandat de novembre 2018 par le Cyber Command, contre l’Internet Research Agency russe.

Quelques jours avant l’élection présidentielle, par ailleurs, le département de la Justice américain inculpait publiquement six pirates informatiques affiliés au groupe Sandworm, travaillant pour le renseignement militaire russe (GRU) et responsable entre autres de la cataclysmique attaque du virus NotPetya de 2017. Auparavant, le département d’État avait annoncé la mise en place de récompenses allant jusqu’à 10 millions de dollars pour tout renseignement pouvant mener à l’identification de hackers étrangers. Encore là, l’idée était de démontrer agressivement à ces derniers que Washington veillait au grain, et que s’ils s’en prenaient au processus électoral américain, ils finiraient tôt ou tard par en payer le prix.

Ces différentes mesures (elles ne sont pas les seules) dénotent l’adoption par les États-Unis d’une posture plus agressive face aux velléités d’ingérences électorales cette année.

Ainsi, pour reprendre les concepts du professeur de l’Université Georgetown Ben Buchanan, Washington aurait délaissé une approche de « signaling » au profit d’une approche de « shaping » : au lieu de chercher à exercer une dissuasion purement théorique dans un environnement cyber considéré comme figé, les États-Unis ont davantage tenté de modeler le terrain en amont (doctrine dite de défense avancée). Entraver en plus de décourager, exercer déjà de petites représailles immédiates plutôt que juste en promettre une énorme en cas d’écart semble être la nouvelle stratégie américaine. Avec à la clé, peut-être, des adversaires moins libres de leurs mouvements, plus fébriles et donc moins efficaces.

Des incitations moindres ?

Une seconde hypothèse, d’ordre plus géopolitique, reviendrait à dire que les tentatives d’ingérences électorales ont tout simplement été moins agressives qu’escomptées. Dans son très récent ouvrage Meddling in the Ballot Box, le chercheur Dov Levin note que les ingérences électorales sont d’abord et avant tout causées par la perception par un adversaire qu’un candidat à une élection reflète davantage les intérêts de la puissance en question. Une condition potentiellement absente cette année.

Du point de vue de la Russie, alors que Hillary Clinton faisait clairement figure de bête noire du Kremlin en 2016, nombre d’experts font remarquer que la présidence Trump (contrairement à la croyance populaire) n’a pas été qu’une partie de plaisir pour Moscou : fourniture d’armes antichars à l’Ukraine, frappes contre les régimes syriens et iraniens, pressions contre le projet de gazoduc Nord Stream 2, augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN… La chercheuse Anna Arutunyan estime ainsi que la Russie avait des raisons valables de ne pas souhaiter la réélection de Donald Trump.

Pour la Chine, bien que le renseignement américain ait évalué qu’elle cherchait plutôt à favoriser Joe Biden, les perspectives s’avéraient également ambigües. Certes, une victoire de Biden était vraisemblablement gage de relations sino-américaines moins houleuses à l’avenir. Pour autant, une réélection de Donald Trump laissait aussi entrevoir un retrait croissant du leadership américain sur la scène internationale, dont la Chine pouvait tirer parti.

La perspective de quatre années de « trumpisme » supplémentaires comportait à la fois des risques et des avantages pour l’Iran. D’un côté, comme en témoignait l’assassinat du général Soleimani, le premier mandat de Donald Trump consacrait à l’évidence le règne périlleux des faucons anti-Téhéran. D’un autre, cet antagonisme permettait néanmoins de renforcer la légitimité du régime auprès d’une population traversée par des mouvements de protestation.

Il apparaît ainsi que chacun des deux candidats comportait son lot d’atouts comme d’embarras pour les différents États s’étant immiscés dans la présidentielle américaine. Le contexte électoral américain de 2020, une fois superposé à l’état actuel des rapports de force internationaux, n’offrait pas d’issue largement préférable à une autre pour les États en question.

Des constantes, néanmoins

Si l’on adopte cette perspective, resterait néanmoins à expliquer les différents efforts d’ingérence observés malgré tout au fil de la campagne. À cet égard, comme le rappelle un récent rapport de la RAND Corporation, force est de constater qu’en marge des résultats directs de l’élection, d’autres intérêts, de plus long terme, persistent pour les pays en question : dérégler lentement mais surement la mécanique institutionnelle américaine (pour faire des États-Unis une puissance dysfonctionnelle) et décrédibiliser leur modèle démocratique sur la scène internationale (résultat toujours alléchant pour des régimes autoritaires).

De quoi expliquer notamment la poursuite d’importantes campagnes de désinformation sur internet, ayant visiblement cherché à nuire (dans des proportions variables) à chacun des deux candidats. Si aucun résultat dans les urnes ne devait être particulièrement préférable pour les États adverses, il restait désirable que le vainqueur – quel qu’il soit – arrive au pouvoir avec une réputation écornée ou un déficit de légitimité. Favoriser la polarisation partisane, accroître la défiance de l’opinion publique à l’encontre des élites, et ainsi accentuer la paralysie des institutions politiques demeureraient donc les constantes des campagnes d’ingérence visant les États-Unis.

Or, à ce chapitre, force est de constater que l’Amérique a, à bien des égards, précédé ses adversaires en 2020 : procédure de destitution en janvier, protestations raciales au printemps, fausses rumeurs disséminées par le président et maintenant psychodrame partisan sur les résultats du scrutin. Comme le soulignent certains éditorialistes américains, si les États-Unis sont prompts à blâmer l’influence néfaste de puissances étrangères, ils se montrent aussi redoutablement efficaces à se désinformer et se déstabiliser eux-mêmes.

En somme, au lendemain d’une élection présidentielle dépourvue d’incidents majeurs, peut-être les États-Unis ont-ils effectivement été plus efficaces à combattre les ingérences électorales en 2020. Ou peut-être les adversaires de Washington, fidèles à la maxime napoléonienne de « ne jamais interrompre un adversaire pendant qu’il commet une erreur », ont-ils tout simplement estimé qu’ils pouvaient pour cette fois se contenter du service minimum…

Pour lire la version PDF

17 novembre 2020
En savoir plus