Team Jorge : les mercenaires de l’influence électorale

Par Alexis Rapin
Chronique des nouvelles conflictualités | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques

Pour lire la version PDF

Un consortium de journalistes d’investigation vient de révéler l’existence d’une mystérieuse firme israélienne vendant des services de manipulation électorale au plus offrant. Des précédents en la matière doivent cependant nous dissuader d’exagérer les succès de ces soldats de fortune électoraux.

Combien vaut une élection ? Si vous ne le savez pas, Team Jorge le sait peut-être. Cette obscure entreprise israélienne — dont ce n’est là que le surnom — offre en effet des services de manipulation électorale à quiconque peut se les payer. Elle aurait dans les dernières années déployé ses manigances dans pas moins de 33 campagnes électorales, en Afrique et en Amérique latine surtout. C’est au consortium de journalistes d’investigation Forbidden Stories qu’on doit la révélation, à la mi-février de 2023, de l’existence de Team Jorge.

Dans une série d’enquêtes publiées dans différents grands journaux occidentaux, les journalistes ont expliqué entre autres que « Jorge » serait le pseudonyme employé par Tal Hanan, un vétéran du renseignement israélien à la tête de cette mystérieuse officine. Team Jorge proposerait à ses clients une large palette de capacités clandestines, allant du piratage informatique visant des rivaux politiques aux campagnes de trolling sur les médias sociaux. L’entreprise entretiendrait notamment un réseau de 30 000 faux profils sur les différentes plateformes de médias sociaux, pour disséminer des narratifs créés sur mesure de manière coordonnée.

Le précédent Cambridge Analytica

Si toute cette histoire vous paraît familière, c’est peut-être parce qu’il existe un précédent comparable : en 2018, on apprenait qu’une autre firme obscure, du nom de Cambridge Analytica, avait mis la main sur les données de près de 87 millions d’utilisateurs de Facebook, à des fins d’influence électorale également. La firme disait notamment pouvoir établir le profil psychologique précis des différents pans d’un électorat, en vue d’exposer les électeurs aux contenus les plus susceptibles de les influencer. On avait découvert dans la foulée que Cambridge Analytica avait été engagée par l’équipe de campagne de Donald Trump en 2016, mais avait aussi été active au Nigeria et au Kenya.

Or, parmi les révélations de l’époque, un courriel du directeur de Cambridge Analytica allait intriguer les journalistes de Forbidden Stories : le gestionnaire demandait à savoir quel était le vrai nom d’un certain « Jorge », associé à une soi-disant « Israel black-ops company » (firme d’opération clandestine israélienne). En effet, Cambridge Analytica s’était occasionnellement adjoint les services de mystérieux « hackers israéliens », en vue d’obtenir par des moyens détournés de l’information dommageable sur les cibles de ses campagnes d’influence. En d’autres termes, Team Jorge était, à l’époque déjà, un sous-traitant de Cambridge Analytica.

La désinformation dans la désinformation

À quel point faut-il craindre ces mercenaires de l’influence électorale ? La réponse dépend de la personne interrogée. Tal Hanan, piégé par des journalistes de Forbidden Stories se faisant passer pour des clients potentiels, ne fait pas dans la modestie quand il s’agit de promouvoir son entreprise : celui-ci affirme que 27 des 33 campagnes électorales que Team Jorge a cherché à influencer auraient consacré une victoire de ses clients. Devant les journalistes déguisés, celui-ci va jusqu’à envoyer lui-même un message privé à partir du compte Telegram d’un haut responsable kenyan, que la firme a piraté et peut contrôler à distance.

Pour autant, l’une des grandes leçons du scandale Cambridge Analytica est qu’un vaste fossé sépare le marketing de ces agents d’influence et la réalité de leurs succès. Dans son livre Outnumbered, publié en 2018, le mathématicien David Sumpter a par exemple démontré qu’il était impossible que Cambridge Analytica ait accompli ce qu’elle prétendait à partir des données dont elle disposait. Pour cette raison sans doute, différents stratèges républicains ont par la suite partagé toute leur déception vis-à-vis des résultats insignifiants issus de leur partenariat avec la firme en 2016.

Cependant, les médias ayant ébruité l’affaire au départ auraient accordé bien trop de crédit aux pitchs de vente aux accents machiavéliques délivrés par Cambridge Analytica. Absorbée par les controverses entourant l’ingérence russe dans les élections américaines de 2016, la presse se serait montrée trop prompte à dépeindre la firme comme un agent de l’ombre tout-puissant, capable de décider du fruit d’une élection en deux clics de souris. Un portrait qui ne fut jamais vraiment rectifié par la suite. Or, si l’intégrité des processus électoraux visés n’a probablement jamais été véritablement en jeu, la conviction du contraire ainsi acquise par le grand public pourrait avoir été tout aussi dommageable en termes de confiance dans l’institution démocratique.

Acteurs privés, insécurité publique

Est-ce à dire qu’aucune importance ne doit être accordée à l’enjeu des mercenaires électoraux ? Loin de là. D’une part, car les objectifs de ces organisations, même sans être pleinement atteints, demeurent préoccupants. D’autre part parce que les techniques et outils mis en œuvre par ces entités ne cessent de se diversifier et de s’affiner. Là où Cambridge Analytica se limitait à l’exploitation insidieuse de données personnelles à des fins de marketing ultraciblé, son héritier israélien n’hésite pas à créer de fausses nouvelles et à utiliser massivement des comptes de médias sociaux factices. Team Jorge se rapproche en cela d’entités comme l’Internet Research Agency, la célèbre usine à trolls russe fréquemment employée par le Kremlin pour ses campagnes d’influence — y compris dans le cadre du conflit ukrainien.

Qui plus est, un autre défi majeur posé par ce mercenariat de l’influence électorale est qu’il vient brouiller de plus en plus les cartes de la conflictualité informationnelle et cybernétique mondiale. C’est notamment ce que démontre James J. F. Forest dans son récent ouvrage Digital Influence Mercenaries. Le professeur de l’Université du Massachusetts y décrit entre autres comment ces entités privées motivées par le profit ajoutent une couche d’opacité et de déni plausible aux actions malveillantes des États, et compliquent d’autant les rivalités interétatiques et la gestion de cette insécurité globale.

Monter la garde, pour soi et pour les autres

Par ailleurs, un autre élément issu des révélations entourant Team Jorge doit attirer notre attention. D’après l’enquête publiée par le journal britannique The Guardian, l’officine israélienne ne se limiterait pas à influencer des campagnes électorales : elle serait aussi occasionnellement mandatée pour déployer son armée de trolls sur les réseaux sociaux en marge de disputes commerciales. Or, d’après The Guardian, Team Jorge aurait mené de telles actions dans près de 20 pays, dont le Canada. On ne sait toutefois pas quel(s) dossier(s) d’intérêt pour le Canada la firme aurait eu pour mission d’influencer, et encore moins pour le compte de qui.

Le Canada doit donc désormais veiller à se prémunir des méfaits des mercenaires numériques, mais également s’assurer de ne pas devenir l’un de leurs sanctuaires. On se souvient en effet que Christopher Wylie, l’employé de Cambridge Analytica devenu lanceur d’alerte, était citoyen canadien et avait fait ses premières armes chez AggregateIQ, une firme basée à Victoria (Colombie-Britannique). Fort d’une importante main-d’œuvre dans le domaine numérique et berceau de nombreuses entreprises de pointe du secteur, le Canada pourrait devenir l’hôte d’entités comparables s’il ne fait pas preuve de vigilance. Face à une menace transnationale comme celle des mercenaires numériques, assurer sa propre sécurité est évidemment primordial, mais préserver celle des autres l’est également.

Pour lire la version PDF

14 mars 2023
En savoir plus