Telegram en Russie : refuge pour les voix dissidentes, ou porte-voix du Kremlin ?

Par Fanny Tan
Chronique des nouvelles conflictualités | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiquese

L’arrestation du patron de Telegram met en lumière le rôle de premier plan de cette plateforme dans la guerre en Ukraine. Outil de communication et source d’information critique sur le conflit, elle sert également de repaire pour les voix russes critiques du gouvernement. Toutefois, son usage généralisé par le pouvoir russe et ses apparentes failles en matière de confidentialité portent ombrage à son éthos antiautoritaire.

Arrêté à Paris en août dernier, le millionnaire Pavel Durov – né en Russie, mais possédant aujourd’hui quatre nationalités, dont celle française – connaît toujours un sort incertain. Pour l’heure libéré sous caution, il fait face à une série d’accusations liées à la criminalité rampante sévissant sur Telegram et au manque de coopération de la compagnie pour y mettre fin. Cette offensive judiciaire a soulevé l’ire du Kremlin, dénonçant une hypocrisie occidentale vis-à-vis de la liberté d’expression et de communication en ligne.

Si l’outrage du gouvernement russe fait sourciller, c’est parce que Telegram a longtemps été une véritable épine dans le pied de Moscou. À mi-chemin entre un réseau social et un service de messagerie, permettant de rassembler jusqu’à 200 000 usagers par canal, la plateforme protégerait le contenu et l’identité des usagers des canaux privés du regard des autorités. Cette caractéristique en a fait, à l’instar d’autres services de communication chiffrés, un outil dangereux aux yeux d’un gouvernement qui exerce un contrôle toujours plus serré sur les flux d’informations circulant à l’intérieur de ses frontières. La plateforme a d’ailleurs été bannie en Russie de 2018 à 2020, Durov ayant refusé de donner ses clés de déchiffrement au service fédéral de sécurité russe.

Pavel Durov n’a jamais caché sa principale motivation : celle de créer, avec son frère Nikolaï, « un moyen de communication auquel les agences de sécurité russes n’auraient pas accès ». Cette application a d’ailleurs été créée après l’exil de Durov, contraint de vendre les parts qu’il détenait dans sa précédente plateforme, VKontakte, suite à son refus de communiquer des informations à propos d’utilisateurs ukrainiens aux services de renseignement russes.

Le lancement de Telegram en 2013, présenté comme l’un des derniers bastions de la liberté d’expression et de la confidentialité en ligne, coïncide avec l’annonce de l’achat par Facebook (Meta) de la messagerie WhatsApp, alors le principal compétiteur de la nouvelle plateforme de Durov. Les craintes liées à la collecte de données par le géant américain poussent de nombreux usagers de WhatsApp, en 2014, à migrer vers Telegram, qui enregistre alors plus de huit millions de téléchargements en quelques jours seulement. Tout comme VKontakte, le nouveau projet technologique des frères Durov connaît un succès monstre, qui prendra une ampleur et un rôle particulièrement importants lors du conflit en Ukraine.

Telegram dans la guerre en Ukraine

Profitant de l’interdiction des principaux médias sociaux occidentaux (dont Facebook, Instagram et Twitter) en Russie à l’aube de l’invasion, Telegram s’est rapidement érigé comme la source d’information numérique de choix pour les Russes. Sa part dans le trafic Internet mobile est passée de 48% à 63% au cours des deux semaines qui ont suivi l’invasion, et cet engouement ne s’amenuise pas : selon sa plateforme analytique, en 2023, un usager russe sur trois était abonné à un canal de nouvelles sur la guerre en Ukraine.

Au-delà de sa promesse d’anonymat (la moitié de ses 100 canaux les plus populaires en Russie le sont), c’est aussi la rapidité de la dissémination d’informations sur la guerre qui rend son utilisation aussi séduisante. L’absence de modération y permet également la publication d’images violentes qui ne pourraient circuler sur des plateformes non chiffrées, comme Facebook ou Instagram.

Bien que Telegram offre aux voix critiques du gouvernement russe – activistes, blogueurs militaires, médias russes indépendants et médias occidentaux bannis par l’État – un espace où rejoindre leurs audiences, force est de constater que les messages proguerre et pro-Kremlin y sont beaucoup plus nombreux et plus influents. Et pour cause : malgré les aspirations ouvertement antiautoritaires de Durov, son application s’est transformée en véritable arme de guerre informationnelle pour le pouvoir russe.

Telegram réinvesti par le pouvoir russe

Alors que la relation entre Telegram et le gouvernement russe paraissait jusque-là plus houleuse qu’harmonieuse, elle semble s’être fortifiée depuis le début de l’invasion de février 2022. Non seulement Telegram a échappé à la répression massive des plateformes numériques au début de la guerre, mais son usage au sein du gouvernement a même été rapidement promu par le ministère du Développement numérique. Les premières semaines de l’invasion ont d’ailleurs été marquées par l’apparition de plus d’une centaine de canaux pro-Kremlin relayant les récits promus par le gouvernement.

Parmi les quinze canaux russes les plus importants sur l’application figurent notamment celui du média d’État RT, de sa rédactrice en chef Margarita Simonyan, du propagandiste Vladimir Solovyov et du blogueur militaire Semyon Pegov (alias WarGonzo), un ex-journaliste russe décoré par Poutine. En plus d’y disséminer des narratifs en faveur de la guerre et du gouvernement, ces comptes partagent également le contenu d’autres canaux russes, créant et renforçant une chambre d’écho pro-Kremlin.

L’application est également utilisée par le gouvernement et ses alliés pour soutenir l’effort de guerre, notamment via des campagnes de recrutement militaire et des appels aux dons pour l’achat d’équipement comme des drones, des véhicules et des caméras thermiques. En octobre 2023, grâce à sa promotion par des blogueurs militaires, une levée de fond d’urgencedestinée à regarnir l’attirail de drones russes lors de la bataille d’Avdiivka a réussi à rejoindre une audience de plus de 800 000 usagers et à collecter plus de 80 000 000 roubles (environ 830 000 USD) en une semaine.

L’arrestation de Durov a également mis de l’avant le caractère indispensable de sa plateforme dans les communications et les opérations de l’armée russe. Elle serait utilisée pour communiquer à l’interne à propos de besoins logistiques, ainsi qu’à l’externe pour fournir, entre autres, des « images exclusives » du champ de bataille aux blogueurs militaires, qui s’en servent à leur tour pour grossir leurs audiences et récolter des dons pour l’armée.

Une alliance de circonstance

Face à l’importance de la plateforme pour soutenir l’effort de guerre, on comprend mieux pourquoi l’arrestation de Durov – un entrepreneur ayant lui-même été persécuté par le gouvernement russe – a autant scandalisé le Kremlin. À ceci s’ajoute sans doute l’absence d’alternatives fiables pour le régime russe. Alors qu’à l’aube de l’invasion, c’est plutôt WhatsApp qui avait été pressentie pour devenir le principal système de communication informelle de l’armée russe, des rumeurs selon lesquelles les services de renseignement américains avaient accès aux communications de la messagerie auraient fait pencher la balance en faveur de son compétiteur.

Si la guerre en Ukraine a révélé le rôle grandissant des compagnies technologiques dans les conflits contemporains, les plateformes chiffrées concurrentes, perçues comme plus fiables et mieux sécurisées que Telegram, ne sont pas forcément vues comme telles en Russie. Le régime russe appelle depuis longtemps à la méfiance face à la Silicon Valley, considérée comme assujettie au gouvernement américain et à une vision occidentale de l’Internet libre. Dissident ou non, Pavel Durov aurait au moins le mérite, pour le Kremlin, d’avoir gardé Telegram à bonne distance de l’influence américaine. Dans le passé, l’entrepreneur, ouvertement libertarien et antiautoritaire, a d’ailleurs exprimé ses suspicions à l’encontre de services chiffrés, tels que la messagerie Signal ou le navigateur Tor, du fait de leur proximité apparente avec les autorités américaines.

Qui a peur de Telegram?

Si l’arrestation de Durov a engendré des craintes de sécurité du côté ukrainien comme du côté russe, l’incident a également fait lever des drapeaux rouges chez d’importantes figures de la défense du droit fondamental à la vie privée. Pourtant, les activistes critiques du Kremlin avaient déjà commencé à déserter la plateforme. En effet, depuis le début de la guerre, plusieurs activistes arrêtés par les autorités russes ont révélé que celles-ci avaient apparemment réussi à lire leurs échanges secrets, qui auraient en principe dû être inaccessibles. Il demeure impossible de confirmer l’hypothèse selon laquelle Telegram se serait conformé aux demandes du Kremlin – Durov continue d’ailleurs de nier avoir partagé la moindre information sur les usagers avec quelque gouvernement que ce soit. Reste que l’ambiguïté de la relation entre le millionnaire et le gouvernement russe et les suspicions des experts en cryptographie quant à la robustesse du protocole de chiffrement de l’application portent ombrage aux prétentions libertariennes du jeune milliardaire.

Le mystère plane toujours sur l’avenir de la plateforme. Une récente modification à sa politique, qui mentionne qu’elle fournira des informations aux autorités en cas de demandes légales, laisse deviner qu’elle ne pourra pas éternellement échapper au contrôle des autorités, russes comme occidentales. Alors que Telegram est exploité à la fois par les propagandistes, les militaires, les criminels et les dissidents, la question de savoir qui a le plus à perdre de son affaiblissement reste probablement ouverte.

9 octobre 2024
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