The Almighty Dollar : quand des entreprises privées s’occupent de la détention migratoire

Par Mathilde Bourgeon
Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques | UQAM

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Aux États-Unis, les personnes migrantes non documentées et celles qui demandent l’asile représentent plus d’une dizaine de millions d’individus. Celles-ci ne bénéficient d’aucune représentation politique, ce qui explique en partie la criminalisation à laquelle elles font face. En effet, depuis les années 1980, et plus particulièrement à partir des années 2000, le gouvernement américain a adopté une politique de détention de masse de cette population. Cette politique est évidemment décriée par les associations de défense des droits des personnes migrantes et des réfugiés, mais la pratique persiste. En 2019, on estimait qu’en moyenne 51 000 individus ont transité par des centres de détention migratoire.

Ces politiques d’incarcération de masse ont permis l’essor d’une industrie qui était en quête d’un second souffle : les entreprises carcérales privées. Traînant une mauvaise réputation à cause des piètres conditions de détention dans leurs établissements, ces compagnies ont pu redorer leur blason auprès de leurs actionnaires en s’occupant d’une population ignorée des débats politiques, puisque composée de non-citoyens et non-citoyennes. Dès lors, un cercle vicieux se met en place : le gouvernement privatise la détention des personnes migrantes non documentées et de celles qui demandent l’asile, devenant ainsi dépendant de ces entreprises, qui, à leur tour, encouragent par du lobbying les politiques de criminalisation de ces personnes afin de remplir leurs infrastructures et d’en bâtir de nouvelles, poussant le gouvernement, qui respecte ainsi ses obligations contractuelles avec ces compagnies, à envoyer en détention davantage de demandeurs d’asile.

Les effets de la détention sur les personnes demandant l’asile

La détention des personnes demandant l’asile occasionne plusieurs conséquences sur leur santé[1] et sur leur capacité à plaider leur cause face aux autorités migratoires. De nombreux témoignages d’individus anciennement détenus ont mis en lumière des cas systématiques de violences, d’agressions sexuelles et de décès dans ces centres. De plus, leur accès aux soins de santé physique et mentale est limité, tout comme leur accès aux services d’aide juridique sans lesquels la cause de ces personnes est presque assurément perdue d’avance.

Malgré les tentatives du département de la Sécurité intérieure et de la police migratoire (Immigration and Customs Enforcement — ICE) d’instaurer des standards en matière de détention, le contrôle au sein de ces centres demeure faible. C’est particulièrement le cas dans ceux gérés par des entreprises carcérales privées telles que CoreCivic ou le GEO Group, et dont les conditions de détention sont alarmantes. Pour maximiser leurs bénéfices, ces entreprises ne fournissent que le strict minimum aux occupants de leurs infrastructures. Même leurs gardes ne reçoivent qu’une formation superficielle. Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’en 2021, les entreprises carcérales privées détenaient 79 % des places destinées à la détention migratoire, comme on peut le voir sur la carte 1.

Carte 1 : Centres de détention migratoire aux États-Unis (voir la version PDF)

Le recours à ces entreprises carcérales privées est critiqué par les associations de défense des droits des personnes migrantes et de celles qui demandent l’asile, le manque de transparence et de supervision des conditions de détention au sein de ces centres privés contrevenant au respect des droits fondamentaux de cette population.

De la criminalisation à la détention

Selon le droit international des réfugiés — auquel les États-Unis adhèrent depuis 1968 —, une personne demandant l’asile a le droit de mentir pour se rendre sur le territoire d’un pays dans lequel il souhaite déposer sa demande, pourvu qu’il se rapporte rapidement aux autorités du pays de destination. De plus, lorsque sa vie est menacée, son entrée irrégulière sur un territoire ou la possession de faux documents qui permettent d’éviter le refoulement à la frontière sont justifiées. Aux États-Unis toutefois, les années 1980 et 1990 ont été marquées par l’adoption d’une série de lois visant à criminaliser les personnes migrantes non documentées. Dès lors, l’entrée irrégulière est considérée comme un crime, tout comme la possession de faux documents d’identité. La détention quasi systématique a pour objectif principal de les dissuader de faire le chemin jusqu’aux États-Unis pour y trouver refuge.

À partir des années 1990, les entreprises carcérales privées se tournent vers la détention migratoire. D’un point de vue commercial, les avantages sont nombreux : le nombre de services offerts est moindre — il n’y a, par exemple, pas besoin de services de réhabilitation — et la médiatisation de certaines situations tout comme les contrôles sont moins fréquents, puisqu’il n’y a pas de citoyens ou citoyennes des États-Unis concernés. C’est notamment ce qui permet à ces entreprises de rémunérer le travail carcéral d’un misérable dollar par jour, ce « salaire » permettant aux personnes détenues de se procurer des produits de première nécessité ou d’effectuer des appels téléphoniques. En 2021, le gouvernement versait aux compagnies privées des allocations moyennes de 118 $ par lit occupé par jour. Les bénéfices engendrés sont immenses : pour l’année 2020, les contrats signés entre ICE et CoreCivic s’élevaient à 533 millions de dollars, et à 662 millions pour le GEO Group. L’essor des entreprises carcérales privées s’est donc fait en parallèle de la criminalisation de l’immigration.

Une remise en question ?

Les nombreux témoignages de demandeurs d’asile ayant séjourné dans ces centres privés, de même que les quelques scandales médiatiques les ayant entourés n’ont pas, jusqu’à présent, entraîné la remise en question du recours aux entreprises carcérales privées pour la détention migratoire. CoreCivic et le GEO Group sont particulièrement impliqués dans des activités de lobbying et soutiennent financièrement plusieurs élus républicains, jugés plus favorables à la détention migratoire. Les politiques migratoires de Donald Trump, comme celle de tolérance zéro qui engendrait des poursuites contre les personnes demandant l’asile pour être entrées illégalement sur le territoire, ont favorisé les activités des entreprises carcérales privées.

À la suite de la révélation de conditions de détention abusives — incluant la stérilisation forcée des femmes —, l’administration Biden a fermé deux centres de détention administrés par ICE. Toutefois, ce gouvernement a également signé deux nouveaux contrats avec des entreprises carcérales privées, notamment pour un centre de détention pour mineurs en Virginie, une pratique interdite par le droit international des réfugiés et de l’enfant. Si le président Biden a promis de ne pas renouveler les contrats avec les entreprises carcérales privées pour les prisons fédérales, aucune promesse n’a été faite concernant la détention migratoire. Jugeant les alternatives à la détention (le fait de porter un bracelet électronique par exemple) trop incertaines et dispendieuses, le recours aux entreprises carcérales privées reste d’actualité.

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L’absence de considération sérieuse d’alternatives à la détention, y compris pour les demandeurs d’asile qui ont de la famille aux États-Unis, est le principal obstacle à la fin des politiques de détention migratoire de masse. De plus, l’influence considérable des entreprises carcérales privées par le biais d’activités de lobbying et de contrats signés avec ICE les rend indispensables au processus de détention migratoire. À moins d’une remise en question des politiques d’immigration étatsuniennes et d’une décision similaire à celle prise par le département de la Justice de ne plus avoir recours à ces compagnies pour l’incarcération des criminels étatsuniens, CoreCivic et le GEO Group ont encore de belles années devant eux.

[1] De nombreuses études mettent en lumière les conséquences psychologiques à long terme de la détention, surtout pour les demandeurs d’asile ayant particulièrement souffert lors de leur parcours migratoire.

En partenariat avec l'Observatoire de géopolitique

 

 

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8 mars 2022
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