Ces espions du Kremlin qui fragilisent les démocraties

Par Simon Piché-Jacques
Chroniques des nouvelles conflictualités - Chaire Raoul-Dandurand

Pour consulter cette chronique en version PDF

En 2015, le Parlement allemand était victime d’une cyberattaque d’envergure. À cette époque déjà, la Russie fut pointée du doigt par l’Allemagne. Or, la chancelière allemande, Angela Merkel, vient tout récemment de confirmer l’implication de Moscou dans cette affaire. Cet incident lève le voile sur les leviers de la puissance russe et nous force à nous poser la question : le Canada est-il également pris pour cible ?

L’évènement n’est d’ailleurs pas sans rappeler les cas d’ingérence électorale qui ont été révélés aux États-Unis en 2016 et en France en 2017. Angela Merkel détiendrait des preuves tangibles que les tentatives de cyberpiratage de 2015 — qui ont visé tant ses données personnelles que la Chambre des députés et les différents services du Parlement allemand, le Bundestag — auraient été orchestrées par le renseignement militaire russe (GRU).

Le 13 mai dernier, Merkel a sévèrement critiqué cette opération clandestine. Menée — selon toute vraisemblance — par le groupe de pirates informatiques affilié au GRU « APT28 » ou Fancy Bear, elle aurait servi à dérober 16 gigaoctets de documents, dont plusieurs courriels reçus par la chancelière entre 2012 et 2015. Cette cyberattaque avait littéralement paralysé les activités du Bundestag pendant plusieurs jours. D’après les conclusions du procureur général d’Allemagne, la Russie cherchait à s’approprier de l’information hautement confidentielle et stratégique, possiblement essentielle à une opération d’ingérence électorale à l’approche des élections allemandes de septembre 2017. Hans-Georg Massen, directeur du Service de renseignement intérieur allemand soulignait : « Notre homologue essaie de générer des informations qui peuvent être utilisées pour désinformer ou influencer nos opérations. » Dans la foulée, le procureur général allemand a lancé un mandat d’arrêt contre Dimitri Badin, un agent du GRU âgé de 29 ans, également recherché par le FBI pour son implication dans le vol de courriels au Comité national du parti démocrate en 2016.

Ce développement vient encore une fois refroidir les rapports diplomatiques déjà fragiles entre l’Allemagne et la Russie.[1] Entre souplesse et fermeté à l’égard de la Russie, la chancelière allemande s’est pourtant montrée pragmatique quant à la poursuite de ses relations avec Moscou, jugeant qu’il était préférable, malgré tout, de faire preuve de « flexibilité ». Car rappelons-nous, Merkel avait fortement condamné l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, et avait défendu le maintien des sanctions de l’Union européenne contre la Russie. En revanche, la chancelière allemande avait soutenu, en dépit de l’opposition populaire et des sanctions américaines, la construction du gazoduc Nord Stream 2, un pipeline qui doublera dès son achèvement la quantité de gaz russe acheminée vers l’Europe occidentale, depuis la mer Baltique.

« Garder l’œil ouvert »

Il est cependant impératif de garder l’œil ouvert quant aux actions malveillantes de la Russie, affirmait dernièrement Angela Merkel. Car si la cyberattaque de 2015 défraie actuellement la manchette, cette intrusion n’est pas la première ni la dernière. En effet, la Russie s’adonne fréquemment à des opérations HUMINT et SIGINT[2] dont l’objectif demeure le même : perturber des sociétés adverses sans s’enfoncer dans des conflits directs avec elles. Ces pratiques cacheraient un modus operandi, mêlant les campagnes de propagande, de désinformation et de salissage (kompromat), aux nouvelles technologies de l’information. Ces techniques sont fortement influencées par celles qu’employaient jadis les services secrets de l’URSS, pour qui aucune distinction majeure n’existait entre la propagande et les opérations clandestines, ni même entre la diplomatie et la violence politique.

En effet, cette posture stratégique propre à la Russie, dont les rouages nous renvoient souvent à des techniques « KGBistes », fait l’objet, dans bien des cas, de vives accusations à l’étranger. En Allemagne, par exemple, la Russie s’est vue accusée d’avoir entrepris une guerre de l’information, par le truchement de fausses nouvelles entourant la crise des migrants. Certains médias russes y évoquaient de fausses histoires de viol, de pédophilie ou d’inceste perpétrées par des demandeurs d’asile, afin d’alimenter l’angoisse populaire et d’affaiblir la confiance des électeurs envers les politiques de la chancelière. On y parlait même de conspirations sur le danger imminent d’attaques terroristes commises par les réfugiés et d’un retour du nazisme dans certaines régions de l’Allemagne pour alimenter les divisions dans l’ensemble de l’Union européenne, et s’en servir comme levier pour entraîner l’abandon des sanctions contre Moscou.

Le joker de Poutine

Si un grand nombre d’acteurs tant officiels qu’officieux garnissent la boîte à outils russe, comme les médias parrainés par l’État (Sputnik, Russia Today, etc.), l’Internet Research Agency (IRA) et les hackers « patriotiques », l’appareil de renseignement reste sans nul doute l’instrument de prédilection du président Poutine. C’est ce que soutient entre autres Clint Watts, chercheur pour l’Alliance for Securing Democracy[3] pour qui « les services de renseignement russes restent l’une des plus grandes forces du pays. »

Contraint d’exécuter des tâches peu orthodoxes et risquées, le GRU s’établit comme une véritable arme asymétrique contre les puissances de l’Ouest. Ce service à caractère offensif est mobilisé pour effectuer du travail de veille, de coordination, d’assassinats ciblés, de sabotage, de piratage informatique, d’ingérence électorale et de désinformation tous azimuts. Véritable porte-étendard du renseignement extérieur russe, le GRU relaie de surcroît des renseignements militaires au gouvernement et supervise les forces spéciales russes (Spetsnaz).

Parmi les opérations du GRU les plus notoires, tant par leurs succès que leurs échecs, notons la tentative de cyberintrusion de 2018 au sein de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) aux Pays-Bas, l’affaire Skripal en banlieue de Londres en 2018, les activités suspectes à proximité des câbles Internet sous-marins sur les côtes irlandaises au début de l’année 2020 ou encore, la tentative présumée d’empoisonnement de trois politiciens tchèques en avril dernier.

Le Canada est-il à l’abri ?

Selon le plus récent rapport annuel (caviardé) du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR), le Canada ne serait pas à l’abri des stratégies de subversion russe. On constate que la Russie se prête à des activités d’ingérence étrangère en visant plusieurs institutions composant le système politique canadien, mobilise des agents de renseignement sous le couvert diplomatique, se livre à la surveillance et à la coercition d’étudiants et de membres du corps professoral d’établissements d’enseignement postsecondaire, et qu’elle cible diverses communautés ethnoculturelles.

Parmi ces diverses observations, le rapport conclut également que les alliés du Canada, y compris ceux de l’alliance de coopération en matière de SIGINT appelée Five Eyes, sont victimes de nombreuses attaques de ce type. On y juge que « la nature et l’étendue de la menace d’ingérence étrangère par la Russie sont appréciables », et que cet outil auquel Moscou recourt régulièrement représente une composante additionnelle aux menaces à la sécurité nationale que la Russie fait peser sur ses adversaires dans le monde.[4]

Mais pourquoi cibler le Canada ? Hormis le fait que le pays possède des centres de recherche à la fine pointe de la technologie dans plusieurs domaines stratégiques, le Canada est « attrayant » pour plusieurs raisons. D’abord, il fait partie de l’OTAN et des Five Eyes. Comme l’exprime Nicole Jackson de la Simon Fraser University, « le Canada est un membre clé de l’OTAN qui y joue un rôle actif en réponse à la rhétorique souvent agressive de la Russie et à sa militarisation. » Les opérations REASSURANCE et UNIFIER, auxquelles les Forces armées canadiennes prennent part, sont d’ailleurs des exemples qui illustrent parfaitement son propos. De la même manière, les enjeux entourant l’Arctique font du Canada une cible stratégique pour quiconque possède des intérêts dans cette région convoitée pour ses ressources naturelles et pour ses eaux de plus en plus accessibles.

De l’Allemagne au Canada donc, ces « espions venus du froid » ont visiblement pour ordre d’ébranler les fondements des démocraties occidentales, en exploitant tant les faiblesses humaines que les vulnérabilités des sociétés libérales. En l’occurrence, loin de s’être totalement affranchie du spectre d’une politique étrangère propre à l’URSS, la Russie de Poutine semble utiliser aussi régulièrement des outils similaires dans ses relations avec les autres États.

Simon Piché-Jacques est coordonnateur et chercheur à l’Observatoire des conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul-Dandurand.

[1] Cette nouvelle tombe quelques mois après le meurtre du ressortissant géorgien d’origine tchétchène Tornik K., abattu par un homme juché sur son vélo le 23 août 2019 dans le parc Tiergarten, au cœur de Berlin. Cette exécution, perpétrée en plein jour au moyen d’une arme munie d’un silencieux aurait été, selon la justice allemande, commise par les services de renseignement russes ou tchétchènes. Trois mois après cette affaire, le gouvernement allemand sommait deux membres de l’ambassade de Russie en Allemagne de quitter le pays dans un délai de sept jours. Deux diplomates russes, identifiés antérieurement par les autorités allemandes comme des agents du GRU, ont dû effectivement quitter le pays.

[2] Abréviations de Human Intelligence et Signal Intelligence, le premier faisant référence au renseignement d’origine humaine, et le deuxième, au renseignement d’origine électromagnétique.

[3] L’Alliance for Securing Democracy (ASD) est un groupe bipartisan de défense de la sécurité nationale transatlantique, formé en juillet 2017, dans l’objectif de contrer les efforts de la Russie visant à saper les institutions démocratiques aux États-Unis et en Europe. L’organisation est dirigée principalement par d’anciens hauts responsables du renseignement et du département d’État des États-Unis.

[4] Dans le cadre de ce rapport, la GRC a fourni un document intitulé Draft Report on Foreign Interference, en y précisant que « l'ingérence étrangère est un terme générique qui définit de nombreuses activités (dont l’espionnage) […] » En ce sens, le corps policier présentait comme un cas d’ingérence l’affaire Jeffrey Delisle (2007), du nom d’un ancien agent de renseignement de la Marine royale canadienne qui avait vendu à des diplomates russes des informations sensibles à propos du réseau classifié de partage de renseignements « Stone ghost »

Pour consulter cette chronique en version PDF

2 juin