En 2024, déluge d’élections et risque de tempête informationnelle

Par Danny Gagné
Chronique des nouvelles conflictualités | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques

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Au cours de l’année 2024, près de la moitié de la population mondiale sera appelée aux urnes dans un climat de polarisation croissante pour de nombreuses démocraties. Or, les progrès fulgurants dans le domaine de l’intelligence artificielle laissent craindre que de nouvelles techniques de manipulation de l’information ne viennent perturber ces scrutins. Les démocraties sont-elles prêtes ?

Cette année a de quoi faire saliver les férus de politique. En effet, plus d’une soixantaine de pays (ainsi que l’Union européenne) seront en élections en 2024, soit environ 49 % de la population mondiale. De l’Inde à la Russie en passant par les États-Unis et l’Iran, nombre d’acteurs majeurs de la géopolitique internationale statueront sur leur gouvernement, dans un contexte de tensions interétatiques redoublées.

Si dans les dernières années il est devenu fréquent pour les démocraties de craindre des opérations d’influence étrangère en contexte électoral, on se demande surtout quelles formes celles-ci prendront tant le phénomène est répandu. À ces craintes s’ajoutent les progrès récents de l’intelligence artificielle (IA), et particulièrement de l’IA générative, qui ouvrent la voie à de nouvelles méthodes d’influence informationnelle. Le 13 janvier dernier, le scrutin taïwanais a représenté le premier véritable test électoral de l’année 2024. Que nous apprend cette élection tendue s’étant déroulée dans l’ombre du colosse chinois ?

Taïwan entre l’arbre et l’écorce

Depuis août 2023, les Taïwanais ont dû faire face à un barrage de désinformation brouillant parfois la frontière entre la réalité et la fiction. Les développements technologiques des dernières années représentent effectivement de nombreux défis pour cette île au centre de fortes tensions internationales. Alors que Taïwan est convoitée par la République populaire de Chine, qui la considère comme une partie intégrante de son territoire, la gestion de la relation avec Pékin continue de faire l’objet d’un débat public animé. Or, le grand voisin continental cache mal son désir de faire pencher la balance d’un côté.

Par exemple, au mois d’août 2023, de grands organes de presse taïwanais reçoivent un message contenant, prétendument, des informations secrètes sur le candidat à l’élection présidentielle Lai Ching-te, représentant le Parti démocrate progressiste. Dans le courriel, un fichier audio d’une soi-disant conversation mettant en scène son adversaire, Ko Wen-je, chef du Parti populaire taïwanais, laisse entrevoir un « scoop » juteux. On y entend une série d’allégations voulant que Lai Ching-te ait offert la somme de 800 $ américains à des figurants pour participer à un comité d’accueil en son honneur lors de sa visite aux États-Unis. L’enregistrement viserait à suggérer que le soutien à Lai Ching-te — qui a ultimement remporté le scrutin du 13 janvier — est exagéré artificiellement. L’extrait était en fait un hypertrucage : la voix de Ko Wen-je a été synthétisée grâce à une IA.

Le choix des cibles de cette fausse nouvelle laisse entrevoir une implication de Pékin. En effet, Lai Ching-te a fait campagne sur une plateforme nationaliste soutenant l’idée que Taïwan a une identité distincte de celle de la Chine, en plus de rejeter une réunification. Ko Wen-je, l’un de ses adversaires, promettait plutôt une négociation avec la Chine en vue d’une éventuelle réunification, avec des garanties pour la préservation de la démocratie taïwanaise.

Quelques mois plus tard, un autre hypertrucage mettant en scène Xi Jinping fait surface sur TikTok. On y entend le président chinois appeler les habitants de l’île à chérir le droit de vote, mais aussi à voter « du bon côté ». Aucune information sur la provenance de la vidéo n’a émergé pour l’instant. Malgré tout, avant un scrutin aussi tendu, alors que Pékin suggère que Taïwan doit choisir entre la guerre et la paix, ces tentatives d’ingérence prennent une tout autre importance. Quelques jours avant l’élection, la firme Mandiant affirmait d’ailleurs que les institutions gouvernementales taïwanaises faisaient face à une importante campagne d’espionnage en provenance de Pékin.

États-Unis : le colosse au pied d’argile

Si l’on craint l’augmentation des tensions entre la Chine et Taïwan, les États-Unis sont quant à eux à la croisée des chemins. L’élection présidentielle de novembre s’annonce comme un test pour la démocratie américaine, et les évènements qui ont suivi le scrutin de 2020 n’ont rien pour rassurer à l’aube du probable match revanche entre Donald Trump et Joe Biden. Dans ce potentiel face à face, c’est aussi le soutien crucial à l’Ukraine qui est en jeu : le premier a promis de réduire drastiquement cette aide, et le second de la poursuivre. Pour cette raison, la Russie voit un intérêt direct à œuvrer en faveur de Donald Trump.  

Sans surprise, le public américain fait déjà face à son lot d’hypertrucages et de fausses nouvelles liés à cet enjeu. L’année dernière, des vidéos truquées de l’acteur Elijah Wood ou encore du boxeur Mike Tyson faisaient leur apparition sur les médias sociaux. Les deux célébrités s’y montraient critiques à l’endroit du président ukrainien Volodymyr Zelensky. L’opération, baptisée « Doppelgänger » par Meta, se caractérise notamment par l’utilisation de l’IA générative pour créer de faux organes de presse en ligne partageant la propagande du Kremlin aux États-Unis, dont Election Watch et My Pride.

La campagne électorale américaine se déroule au moment même où l’on observe un désinvestissement généralisé des grandes plateformes de médias sociaux en ce qui a trait à la modération du contenu sur les élections. En effet, Meta, YouTube et X ont tous réduit le personnel des équipes dédiées à cette mission. Depuis l’été dernier, YouTube a même arrêté de supprimer le contenu suggérant que la présidentielle de 2020 avait été volée par les démocrates, affirmant que les Américains avaient le droit d’avoir accès à tous les témoignages pour se faire une idée avant les élections. Dans un élan d’inspiration quasi dystopique, la plateforme TikTok a pour sa part annoncé qu’elle tiendra un débat en direct opposant des versions générées par IA de Donald Trump et Joe Biden. De quoi potentiellement confondre de nombreux électeurs insuffisamment informés.

Merveilles technologiques imparfaites

Les puissances étrangères ne sont pas les seules à mettre à profit ces nouvelles technologies en contexte électoral. En Inde, plus grande démocratie au monde, se préparant à un scrutin au printemps, le premier ministre sortant Narendra Modi recourt lui-même à une IA pour produire une traduction orale en temps réel de ses discours. Cela lui permet de rejoindre davantage d’électeurs dans un pays qui compte une énorme diversité linguistique. Au Mexique, qui tiendra une élection générale en juin, la candidate indépendante Xóchitl Gálvez Ruiz a lancé sur les médias sociaux son avatar porte-parole, iXóchitl. Propulsé par l’IA, le robot conversationnel délivre des communiqués, échange avec la population et répond à leurs questions.

Néanmoins, des tests récents ont démontré que ce type de robots commet parfois d’importantes erreurs. Par exemple, aux États-Unis, certains ont communiqué de l’information erronée, notamment sur la localisation des bureaux de vote dans différentes circonscriptions. On remarque aussi qu’ils ont pu propager des informations inexactes au sujet des plateformes des candidats. Plus inquiétant, l’IA conversationnelle a parfois répondu à des électeurs en puisant l’information dans des sites Internet conspirationnistes, contribuant ainsi à la désinformation électorale.

 

Le Canada à l’horizon 2025

Le Canada n’est pas à l’abri de ce phénomène récent. En effet, l’année 2023 a été marquée par d’importantes révélationssur les opérations d’influence électorale chinoises au Canada. En octobre dernier, l’une d’elles a d’ailleurs mis à contribution un hypertrucage représentant un blogueur canadien d’origine chinoise et critique de Pékin afin de le discréditer. Alors que différents signaux laissent entrevoir la tenue d’élections fédérales en octobre 2025, le Canada a tout intérêt à prêter grande attention aux scrutins étrangers qui jalonneront l’année 2024. Le potentiel d’une utilisation malveillante de l’IA, particulièrement, est un nouveau défi que le Canada se doit de prendre au sérieux.

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30 janvier 2024
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