«Ethos» : Fractures sociales et polarisation en Turquie
Par Mylène de Repentigny-Corbeil
Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques | UQAM
Reflet de la société turque, la série télévisée « Ethos » (« Bir Başkadır » en turc) a fait couler beaucoup d’encre depuis sa sortie en Turquie, le 12 novembre dernier, et a été au cœur de plusieurs discussions tant publiques que privées sur la Turquie d’aujourd’hui.
La série débute dans un bureau de psychothérapie à Istanbul. Deux femmes se font face. Meryem (Öykü Karayel), sujette à de curieux évanouissements, décide de consulter Peri (Defne Kayalar) sur les conseils de son médecin et de son imam. Jeune femme de ménage pieuse et voilée, elle habite avec son frère, la femme de celui-ci et leurs enfants en périphérie d’Istanbul. Peri, quant à elle, est une psychiatre séculariste issue de la bourgeoisie istanbuliote. Méprisant les femmes voilées, elle se confie elle-même à sa psychologue, se sentant incapable de poursuivre sa thérapie avec Meryem. Elle évoque alors sa nostalgie d’une Turquie davantage séculaire et laïque.
Entre Peri et Meryem, il y a un fossé de croyances, d’idéologies et de mœurs. Tout semble opposer les deux femmes : leur éducation, leur foi, leurs visions sociales et politiques, leur mode de vie… Et pourtant, rapidement, leurs destinées s’imbriquent. La psychologue de Peri, Gülbin (Tülin Özen), entretient une relation avec l’homme chez qui Meryem travaille. La nouvelle amie de Peri, qu’elle a rencontrée dans un cours de yoga, est une actrice populaire, personnage principal d’une série à succès que Meryem regarde religieusement et qui entretient, elle aussi, une relation avec ce même homme. Au fil des épisodes, les liens qui les unissent émergent, créant une mosaïque sociale et culturelle, à l’image d’une Turquie polarisée, mais profondément plurielle.
Grâce à des personnages complexes, le réalisateur Berkun Oya met en exergue la diversité des identités et positionnements sociopolitiques en Turquie qui s’articulent bien au-delà des antagonismes pro-Erdogan et anti-Erdogan, sécularisme et islamisme, liberté et conservatisme. En effet, chacun des personnages exprime une détresse profonde, une solitude viscérale, tout en témoignant d’une agentivité qui déconstruit les préjugés. Et ce, peu importent les classes sociales et affiliations politiques. Les traumas et l’aliénation côtoient l’ouverture et l’altérité. Oya brosse le portrait d’une Turquie tourmentée, divisée et polarisée, tout en révélant les liens parfois invisibles qui unissent les diverses strates sociales.
Un portrait des fractures sociales istanbuliotes
Cette série a soulevé de nombreuses polémiques en Turquie. Il faut dire qu’Ethos aborde des sujets sociaux tabous : la santé mentale, les agressions sexuelles, l’homosexualité, la question kurde, etc. La majorité des épisodes se termine avec des archives de Ferdi Özbegen, chanteur populaire de descendance arménienne des années 70, ouvertement gay. Le choix de ce répertoire est à lui seul source de polémique : en 2019, 57 % des Turcs répondaient non à la question « Est-ce que l’homosexualité devrait être acceptée par la société ? » (Poushter et Kent, 2020).
D’autres enjeux, moins controversés, mais tout aussi sensibles, sont dépeints dans Ethos. Le mépris de classe y est illustré : la famille de Peri, représentant l’élite pro-kémaliste, pose un regard de dégoût sur toute représentation du conservatisme religieux. C’est cet héritage idéologique, légué à Peri, qui conditionne le mépris qu’elle entretient à l’égard de Meryem. À ce titre, la question séculaire est au centre des fractures sociales contemporaines en Turquie ; elle est tantôt une source d’inspiration à travers la figure du fondateur de la République, Mustafa Kemal Atatürk, tantôt un instrument politique aux relents autoritaires et oppressifs (Maritato, 2020).
Des voix se sont élevées contre ce que beaucoup voient comme une caricature des groupes sociaux. En effet, plusieurs ont décrié l’opposition simplifiée entre l’élite kémaliste et séculaire et les classes populaires conservatrices et religieuses. Zeynep Serefoglu Danis, membre de l’Association des femmes turques et de la démocratie – qui est codirigé par la fille du président Erdogan –, a notamment critiqué l’invisibilisation des femmes voilées diplômées et universitaires dans la série. En effet, depuis la levée d’interdiction du foulard dans les écoles et institutions publiques – qui a duré près de deux décennies et a conduit à la suspension de plus de 5000 femmes et au renvoi de 10 000 femmes entre 1998 et 2002 (Maritato, 2020) – les femmes portant le voile sont de plus en plus nombreuses à détenir une éducation universitaire et des emplois haut placés. Ce que ne reflète pas Ethos.
Le voile est encore aujourd’hui un symbole polarisant en Turquie, ayant des racines idéologiques davantage politiques que religieuses. Il n’est donc pas surprenant qu’il soit si présent dans la trame narrative d’Ethos. Aujourd’hui, cependant, le voile représente à la fois les classes sociales éduquées, mobiles et urbaines qui ont émergé suite à la fin de l’interdiction du voile dans les universités, et les classes pieuses et conservatrices de classes plus populaires vivant en périphérie des grands centres urbains (Maritato, 2020). Ethos, en ce sens, n’aborde que partiellement cette question puisqu’Oya éclipse la première catégorie.
Une libéralisation de la parole dans un contexte de polarisation sociale
« La société étouffe parce qu’elle n’arrive pas à s’exprimer »
-Yigit Bener
Ce qui ne peut être nié, toutefois, c’est la libération de la parole qu’a engendrée Ethos. Dans une Turquie de plus en plus polarisée – selon une étude du German Marshall Fund de 2016, 83 % des répondant.e.s se disaient opposé.e.s à ce que leur fille se marie avec une personne n’ayant pas les mêmes affiliations politiques qu’eux – les discussions qui ont suivi la diffusion de la série ont permis, pour plusieurs, d’aborder certains enjeux sociaux et politiques. Dans un contexte où cette polarisation est fortement récupérée à des fins politiques et sert de levier électoral au Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, Ethos a réussi à faire émerger des discussions intéressantes sur l’identité turque.
Durant l’état d’urgence promulgué suite à la tentative de coup d’État de 2016 (qui a été prolongé à sept reprises avant d’être officiellement levé le 18 juillet 2018), plus de 228 000 employé.e.s d’État, des écoles privées et organisations médiatiques citoyen.ne.s et professeur.e.s s ont été renvoyé.e.s, si ce n’est emprisonné.e.s (Yilmaz, 2020). Une forte répression des contestations populaires est toujours présente à ce jour, le gouvernement de l’AKP travaillant activement à dissoudre toute opposition politique (Yilmaz, 2020). En ces temps pandémiques, le gouvernement d’Erdogan instrumentalise également la crise sanitaire à des fins répressives (Türkmen, 2020). La médecin légiste Sebnem Korur Fincanci, qui a pris la parole publiquement pour émettre ses doutes à l’égard des chiffres relatifs au nombre de cas de contamination, s’est notamment vue dépeinte comme terroriste par Erdogan. Selon le ministère de la Santé, le virus aurait tué un peu plus de 23 000 personnes en Turquie ; ce chiffre devrait être doublé souligne la docteure Fincanci (The Economist, 2021).
Mais la coercition a des limites. En effet, la pandémie a également permis la réorganisation de groupes de résistance et de solidarité ayant émergé lors de la Révolte de Gezi en 2013 (Türkmen, 2020). Cette révolte, qui visait tout d’abord la destruction d’un parc à Istanbul, s’est rapidement généralisée en une contestation sociale et politique. Les femmes, au centre de ce mouvement, ont convergé et se sont unies afin de décrier des politiques sexistes et discriminatoires à leur égard. En établissant une distance avec le féminisme blanc de deuxième vague, les femmes de classes sociales, religions et origines culturelles différentes se sont rassemblées autour d’une cause commune. Ethos, à certains égards, rend compte de cette pluralité et solidarité. Loin de se rassembler pour défendre des causes sociales et politiques communes, les personnages féminins de la série se solidarisent tout de même en créant des espaces de discussion et de partage qui laissent émerger des lieux de rencontres et de dialogue.
Mylène de Repentigny-Corbeil est coordonnatrice de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand.
Bibliographie
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Fournier, A. (2021, 6 février). « Bir Baskadir » : un récit polyphonique sur la Turquie d’aujourd’hui. Le Monde, en ligne.
Gall, C. (2021, 1er février). Prestigious Istanbul University Fights Erdogan’s Reach. The New York Times, en ligne.
Karakas, F. (2020, 15 novembre). « Ethos » Is The Best Turkish Series Netflix Has Ever Commissionned. Medium, en ligne.
Maritato, C. (2020). Women, Religion and the State in Contemporary Turkey. Cambridge : Cambridge University Press.
Ozerkan, F. (2021, 5 janvier). Succès pour la série Ethos, portrait d’une Turquie divisée. La Presse, en ligne.
Poushter, J. et Kent, N. (2020, 25 juin). The Global Divide on Homosexuality Persists. Pew Research Center, en ligne.
s.a. (2020, 25 novembre). Netflix’s ‘Ethos’ takes Turkey by storm. TRT World, en ligne.
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Türkmen, B. (2020). De la révolte de Gezi à l’opposition discrète en Turquie. Mouvements, 4(104),129-138.
Yilmaz, Z. (2020). Erdogan’s presidential regime and strategic legalism: Turkish democracy in the twilight zone. Southeast European and Black Sea Studies, 20(2), 265-287.
2 mars 2021
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