Le chaos orchestré au Kazakhstan

Par Danny Gagné
Chroniques des nouvelles conflictualités - Chaire Raoul-Dandurand

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Le récent soulèvement populaire au Kazakhstan a laissé de nombreuses questions en suspens. En effet, pendant plusieurs jours, des histoires de révolutionnaires ukrainiens, de groupes terroristes ou d’implication de services secrets étrangers ont circulé, masquant les réelles raisons de l’insurrection. Comment interpréter cette multiplication des narratifs et à qui profite-t-elle ?

 Le 2 janvier 2022, des manifestations d’envergure embrasent plusieurs villes du Kazakhstan. Dans les jours qui suivent, le gouvernement kazakh fait face à une crise inédite depuis la dissolution de l’URSS : les forces de l’ordre sont débordées, les rues se transforment en champs de bataille et l’on compte plus de 200 morts. Ce qui met le feu aux poudres : l’abolition du prix plafond sur l’essence le 1er janvier. En moins de 24 heures, le prix du litre à la pompe va presque doubler.

Le 5 janvier, alors que la situation semble définitivement hors de contrôle, le président Kassym-Jomart Tokayev invoque l’article 4 de la convention de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC)[1]. Selon ce paragraphe, un État peut demander l’aide militaire des pays membres si son intégrité territoriale ou sa souveraineté sont menacées. S’il n’est pas de prime abord évident que le Kazakhstan fait bel et bien face à ce type de menace, le président Tokayev justifie sa requête en affirmant que le pays est attaqué par des terroristes soutenus par des intérêts étrangers.

Les médias russes seuls au front

Le même jour, les autorités kazakhes bloquent complètement l’accès à Internet et à toutes les plateformes de médias sociaux. Les nouvelles sur ce qui se passe à l’intérieur du pays arrivent au compte-gouttes. Pour ajouter à cette opacité, le seul média étranger autorisé sur place est RT, autrefois Russia Today, une chaîne d’information contrôlée par l’État russe. En dehors des autorités kazakhes, RT a donc l’exclusivité des informations diffusées sur les évènements en cours.

Le 7 janvier, une courte vidéo commence à circuler sur Twitter et Telegram, dans laquelle la Force de libération du Kazakhstan (KLF), obscure organisation armée jusque-là inconnue du public, affirme mener les combats contre le régime kazakh. Non seulement le KLF semble sortir de nulle part, mais la vidéo constitue alors la seule preuve de son existence. Des images de combats en zone urbaine sont diffusées par RT et reprises par un autre média russe : l’agence de presse TASS. La machine médiatique russe s’emballe et d’autres médias à la solde du Kremlin[2] viennent appuyer la thèse d’un groupe terroriste d’extrême droite opérant en sol kazakh, arguant que celui-ci serait soutenu par l’Ukraine.

La multiplication des narratifs

Le mystère s’épaissit : quelques jours plus tôt, le gouvernement Tokayev avait brandi la menace terroriste pour appeler l’OTSC à l’aide, attribuant plutôt les attaques à des groupes islamistes ou à des « bandits ». D’autres publications, notamment du média d’État russe Sputnik, laissent quant à elles entendre que ce sont les États-Unis qui sont probablement derrière la révolte, forçant la Maison-Blanche à démentir la rumeur. Dans une conférence de presse subséquente, le président Tokayev et Vladimir Poutine évoquent l’action d’agitateurs pilotés depuis l’étranger, sans désigner explicitement de responsables. Aussitôt apparu, aussitôt disparu : les médias russes et les autorités kazakhes ne feront plus référence au KLF par la suite.

Désinformer pour survivre

La crise qui a secoué le Kazakhstan était bien réelle. Mais, selon Melinda Haring de l’Atlantic Council, la thèse des groupes terroristes étrangers envoyés pour déstabiliser le Kazakhstan n’est que de la poudre aux yeux. On y reprend une stratégie classique des régimes postsoviétiques qui, en temps de crise, tentent de minimiser la grogne populaire en pointant du doigt un ennemi extérieur imaginé. Quand les autorités kazakhes « rebranchent » le pays le 10 janvier, le président Tokayev ne se donnera d’ailleurs pas grand peine pour justifier ses thèses antérieures. Invité à expliquer pourquoi on ne retrouvait pas au minimum les corps des terroristes ayant participé aux combats, il répondra que ceux-ci ont pillé les morgues pour rapatrier les corps de leurs camarades tombés au combat, avant de se volatiliser.

Entre-temps, d’autres éléments émergent : si le mécontentement populaire était des plus authentiques, la crise aurait parallèlement été le théâtre d’une colossale lutte de pouvoir au sein de l’élite politique kazakhe. D’un côté, le clan de l’ex-président Noursoultan Nazarbayev aurait tenté d’instrumentaliser le ras-le-bol pour faire tomber le régime de son successeur et revenir au pouvoir. De l’autre, Kassym-Jomart Tokayev aurait répliqué en profitant justement du chaos pour limoger les fidèles de Nazarbayev au sein du gouvernement. Vladimir Poutine, qui nourrirait une préférence pour Tokayev, aurait par la suite décidé d’intervenir pour assurer la survie politique de son allié.

Un chaos orchestré

Reste une question singulière : révolutionnaires ukrainiens, groupes terroristes islamistes, complot de la CIA, pourquoi tant de narratifs ? Si l’architecture exacte des campagnes de désinformation ayant entouré la crise kazakhe reste encore à établir, cette avalanche de théories concurrentes n’est pas totalement surprenante. Dans un rapport publié par la RAND Corporation en 2016, les chercheur-e-s Christopher Paul et Miriam Matthews arguaient qu’il s’agit là d’une technique éprouvée des campagnes de désinformation orchestrées par l’État russe.

Basant notamment leur propos sur la recherche en psychologie, les auteur-e-s expliquent que « la présentation de multiples arguments par de multiples sources est un moyen plus persuasif que la présentation de multiples arguments par une seule source, ou que la présentation d’un seul argument par différentes sources ». Accumuler sciemment des narratifs, même incohérents entre eux, serait redoutablement efficace à capter l’attention d’un auditoire (et à la détourner d’autres narratifs indésirables). C’est notamment la stratégie qu’aurait employée la Russie dans l’affaire du vol MH17 abattu au-dessus de l’Ukraine en 2014.

Avantage Moscou

Ainsi, les multiples narratifs fallacieux diffusés par les médias russes auraient eu pour vocation de « noyer le poisson » et de ne pas laisser transparaître les fissures du régime kazakh. De plus, le Kazakhstan, précieux allié du Kremlin, possède également d’appréciables ressources pétrolières et des minerais stratégiques. Des richesses que convoitent autant la Russie que la Chine. Et à ce titre, tout indique que l’issue de la crise sourit à Moscou : elle s’assure de la stabilité immédiate du Kazakhstan voisin, et vient aussi placer un as dans la manche de Vladimir Poutine, à qui le président Tokayev doit maintenant une fière chandelle.

Danny Gagné est chercheur à l’Observatoire des conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul-Dandurand.

[1] L’OTSC est une organisation de défense collective composée de la Russie, du Bélarus, du Kazakhstan, de l’Arménie, du Tadjikistan et du Kirghizstan. La Russie y joue un rôle prépondérant puisqu’elle fournit l’écrasante majorité des effectifs militaires de l’organisation.

[2] Dont l’Independent Gazette (Nezavisimaya Gazeta) ou News Front

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15 février 2022
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