Le yuan numérique : révolution économique à double face

Par Gabrielle Gendron
Chroniques des nouvelles conflictualités - Chaire Raoul-Dandurand

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La Chine s’apprête à lancer sa propre cryptomonnaie, le yuan numérique. Le gouvernement, grâce à cette technologie financière, pourrait renforcer son pouvoir de surveillance, et vraisemblablement l’étendre à l’international.

Alors que le gouvernement chinois parie depuis plusieurs années sur les nouvelles technologies pour propulser le pays au rang de première puissance mondiale, l’empire du Milieu vient d’y aller d’un nouveau coup d’éclat : la Chine s’apprête à lancer sa cryptomonnaie étatique, le yuan numérique. Le 23 octobre dernier, la Banque populaire de Chine (BPC) a entamé le processus pour donner une base juridique à la version numérique de sa monnaie : ce nouveau projet de loi précise que le renminbi (autre nom du yuan)[1] comprend désormais une forme physique et une forme numérique.

Créé par l’État chinois, le système de paiement Digital Currency Electronic Payment (DCEP) propose ainsi la première monnaie numérique souveraine au monde et marquerait un tournant dans le développement des technologies financières chinoises. Loin d’être une simple alternative à la monnaie papier, le projet représente un véritable outil géopolitique visant à renforcer les leviers monétaires du gouvernement à l’international.

Un portefeuille digital… à votre image

Il serait facile de penser que le yuan numérique s’apparente au bitcoin. Or, le DCEP se veut justement l’antithèse de cette technologie. Premièrement, le bitcoin (lancé en 2009) est édifié sur une vision techno-utopienne d’une monnaie mondiale indépendante des banques centrales, qui permettrait l’anonymat et la sécurité de ses utilisateurs. Les devises sont contrôlées par un algorithme et extraites grâce à la blockchain, un procédé qui vise à transférer de l’information en chaines de blocs stockant les données. Dans le cas du bitcoin, la chaîne de blocs est utilisée de manière décentralisée afin qu’aucune personne ou groupe n’en ait le contrôle, et les données sont accessibles à tous. Le DCEP, à l’inverse, est une monnaie étatique, protégée par le gouvernement. Sa distribution s’effectue exactement comme la monnaie papier, par l’intermédiaire des banques traditionnelles et du système monétaire, ce qui en fait une devise centralisée.

Deuxièmement, la technologie sous-jacente est différente. Dans le cas du DCEP, le registre des transactions sera permanent, contrôlé par le gouvernement et non librement consultable dans le système, comme l’est celui du bitcoin. Finalement, la devise est rattachée à l’évaluation du yuan : il est prévu qu’elle soit intégrée dans l’ensemble du système commercial.

Le DCEP sera distribué par la Banque populaire de Chine aux banques commerciales, qui vont remettre ensuite l’argent aux particuliers dans un portefeuille digital. Celui-ci sera hébergé via une application mobile. Puisque ce système de paiement n’utilise pas la technologie blockchain, le gouvernement ne garantit en aucun cas l’anonymat des utilisateurs de ce système. Sa mise en place offre ainsi aux autorités chinoises une traçabilité complète de l’utilisation de la monnaie, dans un pays où 86 % des transactions sont déjà dématérialisées : il n’y a d’ailleurs techniquement pas de réelles différences entre le DCEP et les plateformes de paiement numérique présentement utilisées en Chine. Ceci étant, c’est à l’international que les répercussions du yuan numérique seront les plus importantes.

Un nouveau levier économique dans la guerre technologique

Si le DCEP cherche à faciliter les transactions internationales entre la Chine et ses partenaires, ce n’est pas son unique objectif. Ce système de paiement servira également à lever des fonds, faisant ainsi écho au projet géopolitique de la Belt and Road Initiative (BRI)[2], et permettra ainsi de mobiliser électroniquement des investissements chinois à destination de l’étranger. En plus d’être un outil de financement, le DCEP s’accorde particulièrement avec le volet digital substantiel de la BRI, qui s’inscrit dans un développement axé sur l’économie numérique, l’intelligence artificielle, les nanotechnologies, l’informatique quantique, le Big data, le Cloud computing et les villes intelligentes. Bien que présentées comme étant de nature économique et soutenues par un discours prônant la non-ingérence, les routes de la soie numériques impliquent des risques pour la cybersécurité notamment parce que certains des projets visent les systèmes d’information des pays tiers. C’est aussi le cas de cette devise numérique.

Le yuan numérique représente donc à la fois une potentielle plateforme pour les échanges commerciaux, mais aussi une occasion d’étendre la sphère d’influence chinoise dans les pays en développement. En effet, l’utilisation de cette plateforme de paiement nécessite simplement de posséder un téléphone cellulaire. Si le projet est mené à terme, le gouvernement chinois offrira à une partie de la population un accès à des prestations bancaires rapides et simplifiées, dont elle était pour l’instant privée, faute de moyens technologiques. Et ce, même dans les régions où l’accès à internet est restreint puisque la technologie fonctionne hors ligne, via un simple numéro de téléphone.

En étant facile à instaurer, ce système de paiement représente aussi une avenue intéressante pour les pays sous sanctions américaines. On peut dès lors s’attendre à ce que la Chine encourage d’autres nations à adopter cette technologie et ainsi créer un nouveau système de paiement pour les transactions transfrontalières géré par la Chine, une alternative au code SWIFT actuellement prédominant. Nouveau levier dans la guerre commerciale et technologique avec les États-Unis, la devise permet à la Chine de passer à l’ère numérique, tout en gardant le contrôle de ses instruments financiers.

Une colonne vertébrale pour la machine de surveillance chinoise

Collecte de données, traçabilité complète, contrôle centralisé, le yuan numérique s’impose aussi comme un futur outil de contrôle et de surveillance. En effet, toutes les transactions effectuées avec le DCEP seront inscrites, vérifiées et contrôlées grâce au registre d’État. En outre, cette technologie permet, au même titre que l’intelligence artificielle et la reconnaissance faciale, la collecte massive de données. On distingue deux facettes à cet enjeu. D’une part, les données vont procurer au gouvernement chinois l’accès à toute l’activité économique d’un pays en temps réel. Le gouvernement, la banque centrale et les banques commerciales seront donc en mesure de suivre les flux de yuans numériques d’un utilisateur à un autre dès leur transfert, ce qui est plus difficile avec la monnaie papier. D’autre part, grâce au suivi des transactions en temps réel, les autorités pourront connaître les déplacements des utilisateurs de cette technologie, allant ainsi de pair avec le système de crédit social. Elles recevront une alerte à chaque transaction dite illégale, lors d’un voyage suspect, etc. Ce profil économique influencera alors la note attribuée à l’utilisateur et en cas de mauvaise réputation, il pourrait se voir refuser des prêts, le droit de se déplacer ou d’effectuer des transactions. Le DCEP vient ici appuyer la machine de surveillance chinoise en permettant une supervision constante des activités économiques. Si ce type de contrôle est déjà fréquent en Chine, le yuan numérique offrira néanmoins, une fois internationalisé, la possibilité de collecter des données sur les utilisateurs étrangers via l’application.

Scénario pessimiste pour cette nouvelle technologie ? Peut-être. Cependant, les données personnelles sont devenues des ressources essentielles pour l’économie numérique, et un impératif au contrôle social dont dépend la survie du régime chinois. La Chine déploie très peu d’efforts pour établir un régime de protection des données et aucun cadre légal ne couvre actuellement les abus ou la collecte de données par les acteurs gouvernementaux. Ce constat s’étendrait par ailleurs aux données recueillies à l’étranger via le DCEP, si celui-ci devait bel et bien s’internationaliser. 

Une arme insidieuse

Pour l’heure, des tests sont présentement effectués dans quatre grandes villes de Chine : Shenzhen, Suzhou, Chengdu et Xiong’an. La Banque populaire de Chine espère y renforcer le contrôle des risques et les capacités opérationnelles de la monnaie numérique grâce à des technologies avancées comme l’intelligence artificielle et la reconnaissance faciale. On ne sait pas encore quand le yuan numérique inondera les marchés financiers chinois ni dans quelle mesure les citoyens pourraient perdre le contrôle de leur empreinte numérique, via cette nouvelle plateforme. Un indice cependant : les présents essais du DCEP sont effectués par l’entremise du géant de la reconnaissance faciale, SenseTime, entreprise d’intelligence artificielle déjà impliquée dans la collecte d’informations pour le gouvernement chinois. Dans une guerre technologique dont on ne peut plus nier l’existence, la cryptomonnaie chinoise se présente donc comme une future arme encore plus insidieuse.

[1] Le yuan, nom utilisé communément, est l'unité de compte du renminbi.

[2] On note environ 110 projets liés aux nouvelles routes de la soie. Les projets de la BRI s’appuient sur une stratégie économique d’investissements chinois de grande envergure dans les pays bénéficiaires, créant ainsi une forte dépendance économique envers la Chine.

 

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24 novembre 2020
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