Les assassinats ciblés : une histoire sans fin ?

Par Charlotte Vincent
Chronique des nouvelles conflictualités | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques
En septembre dernier, Israël a mené une attaque ciblée contre le Hezbollah au moyen de téléavertisseurs piégés. Cet évènement est le dernier d’une série d’assassinats ciblés. La pratique des assassinats ciblés, de plus en plus normalisée, est-elle avantageuse pour les États ?
Le 17 septembre 2024 à 15 h 30, au Liban, des téléavertisseurs du Hezbollah ont explosé lorsqu’ils ont reçu un message, paraissant provenir du chef de l’organisation, qui a déclenché des explosifs dissimulés à l’intérieur de la radiomessagerie. Cette attaque cause près de 2800 blessés ainsi que le décès de 12 personnes, dont une fillette de 9 ans. Une quinzaine de membres du Hezbollah basés en Syrie ainsi que l’ambassadeur d’Iran à Beyrouth sont également blessés. Le lendemain, une seconde attaque frappe l’organisation : l’explosion de talkies-walkies provoque la mort de 20 personnes et fait 450 blessés. L’attaque survient au moment même des funérailles des victimes de la veille. Elle touche des combattants et des fonctionnaires civils du Hezbollah impliqués dans différents services, notamment des travailleurs de la santé.
Des ravages pour le Hezbollah
Plus tôt cette année, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, aujourd’hui décédé, a banni l’utilisation de téléphones cellulaires par les membres de l’organisation et a ordonné d’y substituer des téléavertisseurs afin d’augmenter la sécurité de leur réseau, menacée par des drones captant les signaux cellulaires. Israël aurait eu vent de cette nouvelle politique de sécurité, saisissant l’occasion pour intercepter la commande du Hezbollah et y introduire des explosifs. Ainsi, plus de 3000 téléavertisseurs achetés à la compagnie Gold Apollo à Taïwan ont été discrètement saisis, piégés, puis réexpédiés par les services israéliens avant leur arrivée au Liban.
Selon toute vraisemblance, Israël cherchait à neutraliser des membres de la branche armée du Hezbollah. Néanmoins, l’attaque a généré des répercussions davantage psychologiques et opérationnelles. D’une part, le Hezbollah a subi une humiliation importante, puisqu’il était reconnu pour ses capacités de renseignements et son système de sécurité hors pair. Cet échec entache donc son aura d’infaillibilité. D’autre part, certains observateurs font remarquer que l’attaque a engendré un sentiment de peur et une friction au sein de l’organisation : les moyens de communication n’étant plus fiables, les échanges se sont complexifiés, ce qui nécessite la mise en place d’un nouveau système. L’infiltration réussie a créé un sentiment de paranoïa qui engendre une perte de confiance entre les membres et qui pourrait susciter des dissensions internes, voire une obsession d’identifier des responsables ou des traîtres.
Un passé criblé d’assassinats ciblés
Rares sont les États qui ont condamné ces assauts israéliens, alors que différents éléments suggèrent qu’ils contreviennent au droit international. Selon certains experts, cette absence de condamnations résulte de la normalisation graduelle des assassinats ciblés. On peut néanmoins se demander comment une telle banalisation s’est opérée.
La Guerre froide a joué un rôle important à cet égard en étant le théâtre de multiples tentatives d’assassinat de dirigeants menées par les États-Unis. De fait, la CIA, dès sa création en 1947, a tenté de neutraliser des leaders de différents pays du monde, avec un taux de succès variable, comme le démontre l’exemple de Fidel Castro. Restées jusque-là secrètes, ces pratiques finissent par éclater au grand jour : entre 1975 et 1976, un comité sénatorial, présidé par le sénateur Franck Church (D-ID), publie six documents officiels exposant l’implication de la CIA dans les complots d’assassinat internationaux. En février 1976, le président républicain Gerald Ford signe le décret présidentiel 11905, qui stipule qu’aucun employé du gouvernement ne peut mener un assassinat politique ou conspirer en vue de commettre un tel assassinat. Ce décret prend fin dans les années 1980 lorsque l’administration Reagan commence à formuler des arguments légaux justifiant de telles attaques contre des membres d’organisations terroristes. Cette approche est pleinement embrassée par George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001 et devient l’un des éléments majeurs de sa « guerre contre la terreur ».
En 2002, les États-Unis ont éliminé Qaed Salim Sinan al-Harethi, l’un des terroristes responsables de l’attaque contre le USS Cole, ainsi qu’un citoyen américain qui voyageait avec lui au Yémen. Il s’agit du premier assassinat ciblé par drone réussi en dehors de l’Afghanistan, de l’Irak et du Pakistan. La pratique va se décupler sous l’administration d’Obama : alors que sous W. Bush on recense 57 attaques perpétrées au Pakistan, en Somalie et au Yémen, au terme des mandats d’Obama, ce chiffre se situe entre 563 et 1878.
À travers les années, les États-Unis ont développé une rhétorique visant à justifier et à normaliser les assassinats ciblés. Ils invoquent ainsi des arguments d’autodéfense et de menaces imminentes en affirmant qu’ils se doivent de frapper les terroristes avant qu’ils ne deviennent une menace immédiate. En outre, les États-Unis jouent sur l’interprétation du droit international des conflits, affirmant notamment qu’Al-Qaïda n’est pas un État reconnu et que ses combattants ne sont donc pas couverts par les normes protégeant des soldats en temps de guerre.
Israël connaît aussi un long passé d’assassinats ciblés : sa première campagne remonte à sa création même, en 1948. Ces opérations lui ont permis de se protéger sans avoir à engager ses forces et sa responsabilité directement dans un conflit armé. Le Mossad a aussi recouru à cette pratique à plusieurs reprises afin d’éliminer des membres hauts placés du Hamas.
Les politiques respectives des États-Unis et d’Israël en la matière restent différentes à certains égards : là où les États-Unis ont développé une doctrine d’assassinats présentés comme « préventifs », Israël a opté pour une approche beaucoup plus « punitive », comme l’illustre la campagne de représailles menée par le Mossad contre les terroristes de Munich en 1972. Ainsi, les deux pays ont grandement contribué à légitimer l’usage des assassinats ciblés. D’autres Étatsutilisent aussi cette méthode, dont la France et la Russie. Cette dernière n’hésite pas à employer cette arme contre ses opposants, à l’intérieur du pays comme à l’étranger.
Un débat intellectuel inachevé
Considérant le lourd historique des assassinats ciblés, pourquoi cette pratique prospère-t-elle autant ? Est-ce en raison de son efficacité ? En marge de leurs impacts spectaculaires, suffisent-ils à neutraliser des « menaces imminentes » ou à affaiblir des réseaux terroristes ? Un débat déchire les experts travaillant sur ces questions.
Certains chercheurs estiment que les assassinats ciblés sont efficaces et constituent une pratique acceptable pour les États. Face à la menace terroriste, il serait légitime de les utiliser en raison de l’asymétrie des capacités et des nouvelles tactiques de combat utilisées par ces groupes. Selon Daniel Byman, les assassinats ciblés permettent entre autres de tenir efficacement en échec les organisations terroristes, en éliminant leurs chefs par exemple. Ces assassinats auraient également des répercussions plus larges sur les réseaux visés, en forçant les autres dirigeants à se cacher, à changer d’endroits fréquemment et à couper certaines communications, ce qui impose une forte friction dans le fonctionnement des organisations. Des arguments de rationalisation sont aussi mis de l’avant par des experts. Les assassinats ciblés réduiraient « l’empreinte stratégique » de la lutte antiterroriste — en diminuant les besoins en troupes et en matériaux sur le terrain — et, ce faisant, les risques et les coûts associés à ces opérations.
D’autres voix sont plus critiques vis-à-vis de la pratique. D’une part, elles rappellent que si ce type d’assassinat permet d’éliminer des membres de réseaux terroristes, il ne fait pas ou peu fluctuer le niveau de violence déployé par ces groupes. D’autre part, les critiques contestent l’efficacité de cette méthode comme tactique de contre-insurrection. Par exemple, abattre les gens à la tête d’un mouvement n’entraîne pas forcément la chute de celui-ci, comme en témoigne l’exécution de l’ancien chef de l’État islamique Abou Bakr al-Baghdadi en 2019. En effet, l’utilisation décomplexée de la violence tend plutôt à attiser la colère de la population, ce qui favorise le recrutement des réseaux terroristes. Le philosophe Jeremy Waldron évoque également l’aspect moral de cette pratique, avançant que l’essor des assassinats ciblés contribue à légitimer l’idée d’éliminer ses adversaires politiques. Il y a donc un risque que de plus en plus d’acteurs considérés comme « indésirables » soient victimes de violences étatiques. Enfin, les assassinats ciblés ont des répercussions sur une catégorie souvent oubliée : les civils. Le caractère « chirurgical » des opérations masque le fait qu’elles peuvent survenir n’importe où et n’importe quand. Autrement dit, personne n’est complètement à l’abri, comme en atteste le décès d’une fillette de 9 ans qui portait sur elle un téléavertisseur (piégé) destiné à son père au moment de l’attaque du 17 septembre.
Ainsi, les politiques d’assassinats ciblés demeurent l’objet d’une important débat entre les experts. Si on inverse la perspective, une autre question épineuse se pose : comment les États doivent-ils réagir si un de leurs citoyens est exécuté, et de surcroit, sur leur propre territoire ? Le Canada a récemment été plongé dans un litige de la sorte, lorsqu’un de ses citoyens, l’activiste sikh Hardeep Singh Nijjar, a été assassiné en Colombie-Britannique. Le Canada a accusé l’Inded’avoir orchestré l’assassinat, puisque selon le gouvernement indien l’homme était membre d’un groupuscule militant pour l’indépendance du Khalistan et aurait participé à la planification d’attentats. Décriées par New Delhi, ces allégations ont déclenché une crise diplomatique entre les deux États. Le cas Nijjar tend à démontrer que la pratique d’assassinats ciblés est désormais largement normalisée, au point où des États se sentent à l’aise de la déployer partout sans s’en formaliser.
11 décembre 2024En savoir plus