Les semi-conducteurs : clé de l’autosuffisance technologique chinoise

Par Gabrielle Gendron
Chroniques des nouvelles conflictualités - Chaire Raoul-Dandurand

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La Chine est un acteur majeur de la guerre technologique qui fait rage dans le monde. Pour contourner les nombreuses sanctions à son égard, elle multiplie les cyberattaques visant les industries technologiques étrangères. Ce qui lui permet par ailleurs de chercher la pièce manquante pour son autosuffisance technologique : les semi-conducteurs.

Le 25 janvier dernier, lors du Forum économique de Davos, le président Xi Jinping a livré un discours aux accents menaçants, rompant avec l’atmosphère feutrée de l’événement. Cinq jours après l’investiture de Joe Biden, le président chinois sommait les chefs d’État d’éviter de « déclencher une nouvelle guerre froide, de rejeter, menacer ou intimider les autres », mais glissait aussi un message plus spécifique selon lequel la pandémie ne devrait pas accélérer le découplage commercial[1]. En pleine rivalité technologique entre les États-Unis et la Chine, ce propos ne devait rien au hasard : le découplage entre les deux pays, dont la présidence Trump a fait la promotion durant 4 ans, risque de persister sous l’administration Biden. Consciente de cette dynamique, la Chine renforce sa quête d’indépendance technologique.

En effet, le ministère chinois de l’Industrie et des Technologies de l’information (MIIT) a annoncé la semaine dernière la formation d’un Comité technique national de normalisation des circuits intégrés, fédérant ainsi plus de 90 entreprises nationales, dont Huawei, SMIC, Xiaomi et bien d’autres. Le comité vise à coordonner les industries chinoises, promouvoir le secteur, mais aussi renforcer les chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs, composants essentiels des ordinateurs et de tout appareil électronique. En effet, l’embargo américain envers la Semiconductor Manufacturing International Corporation (SMIC)[2] fait obstacle aux processus de production de ces modules. Pour la Chine, l’enjeu est important : les semi-conducteurs ont pris une place centrale dans la compétition technologique entre Washington et Pékin, mais sont également un élément clé du plan d’indépendance technologique de la superpuissance chinoise. 

Talon d’Achille de la stratégie industrielle chinoise

Il serait facile de minimiser l’importance d’une puce électronique de quelques millimètres, et pourtant. Loin de se limiter à sa nature technologique, l’industrie des semi-conducteurs est imbriquée dans un vaste jeu géopolitique mondial. Les semi-conducteurs sont une ressource stratégique essentielle aux secteurs de la haute technologie. Ils constituent la base des circuits intégrés (CI) ou de micropuces qui sont répartis en deux grandes catégories : les processeurs et la mémoire. On les retrouve dans la majorité des appareils électroniques grand public, dans les téléphones intelligents et même dans les missiles balistiques et les automobiles. En d’autres mots, l’industrie des semi-conducteurs est le moteur actuel de l’économie numérique, mais aussi, le front sur lequel la Chine et les États-Unis luttent le plus agressivement.

Les semi-conducteurs sont des composants essentiels pour le progrès technologique, notamment dans les domaines de la 5G, de l’intelligence artificielle, du cloud et de l’internet des objets. Comme le rappelle un rapport de l’Eurasia Group,l’accès aux semi-conducteurs de pointe joue également un rôle primordial dans l’équilibre des puissances mondiales, en raison de leur nécessité dans les plateformes d’armes modernes et de prochaine génération. Toutefois, ils représentent un des rares domaines dans lequel l’économie chinoise est dépendante du reste du monde et non l’inverse. En effet, la Chine a importé pour 350 milliards de dollars de puces en 2020, dont 25 % proviendraient de grandes entreprises américaines. Cette dépendance inquiète Pékin : depuis 2018 l’administration Trump s’est efforcée de restreindre les capacités de la Chine à fabriquer et acquérir des semi-conducteurs. Dans l’optique de rattraper son retard, la Chine s’est donc fixé un objectif assez ambitieux : produire 70 % des semi-conducteurs dont elle aura besoin en 2025 pour atteindre les objectifs de sa stratégie Made in China 2025. Obstacle majeur, toutefois : les États-Unis, qui détiennent actuellement l’essentiel de la propriété intellectuelle du secteur et dominent la conception des semi-conducteurs, adoptent une position offensive vis-à-vis la Chine en lui bloquant notamment l’accès à de nombreuses technologies clés.

L’autosuffisance technologique à tout prix

Contrainte d’accélérer sa quête d’autonomie dans le secteur, la Chine redouble d’efforts, laissant cependant sur son sillage de nombreuses accusations d’espionnage industriel visant la technologie des semi-conducteurs. En effet, en 2015, une enquête de Bloomberg BusinessWeek accusait le gouvernement chinois d’avoir piégé massivement des serveurs informatiques dans le but d’infiltrer les chaînes d’approvisionnement d’entreprises américaines. Selon le rapport, l’opération d’espionnage The Big Hack cherchait un point d’entrée dans les systèmes des entreprises afin d’y subtiliser de la propriété intellectuelle de nature technologique. Et ce n’est pas un cas isolé, bien au contraire. En 2019, par exemple, suite à une accusation d’espionnage industriel par l’entreprise Micron Technology, le département du Commerce des États-Unis a interdit aux entreprises américaines de vendre leurs produits et services à Fujian Jinhua, une entreprise chinoise fabriquant des semi-conducteurs.

Les États-Unis dominent actuellement la propriété intellectuelle du secteur, mais c’est Taiwan qui abrite le plus grand fabricant de puces semi-conductrices au monde, la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), ainsi que de nombreuses autres manufactures plus modestes. Cependant, de plus en plus coincée au sein de la rivalité technologique sino-américaine, Taiwan se retrouve dans une position délicate. Récemment, le groupe de hackers chinois Chimera a été accusé de la cyberintrusion Operation Skeleton Key : celle-ci visait à dérober des technologies clés et de la propriété intellectuelle à de nombreuses industries taïwanaises de fabrication de semi-conducteurs. Comme le mentionnent les chercheurs John Lee et Jan-Peter Kleinhans, ce type d’attaque risque de devenir plus fréquent, TSMC étant le plus grand fabricant de puces sous contrat au monde, avec une part de marché de plus de 55 %. La domination de TSMC dans la fabrication de semi-conducteurs avancés ne changera probablement pas en une décennie, d’où son rôle clé aux yeux de la Chine. Vaste stratégie d’espionnage économique du gouvernement chinois pour pallier son maillon faible ? Peut-être. Ce type d’attaque est déjà fréquent en Chine et a contribué à la percée technologique du pays dans les dernières années. Cependant, avec ou sans cyberattaques, la Chine finira par maîtriser la technologie nécessaire à la fabrication de semi-conducteurs. Et face à cette éventualité, il reste à savoir si l’administration Biden se laissera quand même tenter par la stratégie de découplage instaurée par son prédécesseur.

Un découplage risqué et douloureux

Si le terme de découplage semble familier, c’est parce qu’il a fait partie du langage couramment utilisé par l’administration Trump dans le contexte de la guerre commerciale avec la Chine. L’idée semblait radicale à l’époque, mais elle bénéficie désormais d’un soutien bipartisan croissant à Washington et recueille même l’appui des industriels américains. Économiquement parlant, le découplage fait référence au démantèlement délibéré et au déplacement des chaînes d’approvisionnement transfrontalières qui définissent la mondialisation et les relations entre les États-Unis et la Chine. En plus de représenter une rupture des liens commerciaux sino-américains, l’idée de découplage vise donc une réorganisation complète d’une grande partie de la production mondiale de semi-conducteurs. Les bénéfices économiques d’une telle approche sont matière à débat, et celle-ci n’offre pas non plus de réelle solution au vol de propriété intellectuelle.

Un jeu à somme nulle ? Probablement. Le retrait total du marché asiatique serait dommageable pour les économies et écosystèmes technologiques des deux pays, et difficilement envisageable face à l’interdépendance des processus de production, en plus d’avoir des répercussions sur les autres puissances occidentales. Par ailleurs, la Chine étant le second partenaire commercial du Canada, et ayant démontré dans un contexte de crise sanitaire son haut degré d’intégration dans les échanges, elle reste un partenaire auquel on peut difficilement tourner le dos. Cette course aux semi-conducteurs prouve cependant la nécessité pour les gouvernements, dont celui du Canada, de maintenir les investissements en matière de recherche et développement et de protéger les innovations technologiques connexes aux ambitions industrielles chinoises. Enfin, les États-Unis étant le principal partenaire commercial du Canada, il y a un risque que l’administration américaine pousse graduellement Ottawa à la suivre dans son découplage technologique, une offre difficile à refuser, mais qui illustrerait à quel point la compétition sino-américaine affecte directement les Canadiens et les Canadiennes.

[1] Démantèlement délibéré et déplacement des chaînes d’approvisionnement transfrontalières. Par exemple, dans le cadre d’une guerre commerciale, certains pays rapatrient leurs chaines de production sur leur territoire national ou les déplacent dans un pays tiers.

[2] Le plus grand et l'un des principaux producteurs de semi-conducteurs de Chine.

 

 

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9 février 2021
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