L’intelligence artificielle : la boule de cristal du renseignement américain ?

Par Laurence Michalski
Chronique des nouvelles conflictualités | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques

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Si les services de renseignement américains utilisent l’intelligence artificielle (IA) depuis plusieurs années, les développements technologiques récents l’ont rendue indispensable à leurs activités. Toutefois, bien que l’IA semble pallier les carences présentes à toutes les étapes du cycle du renseignement, il ne faut pas occulter le fait qu’elle entraîne également son lot de défis.

N’avez-vous jamais désiré connaître l’issue d’une conversation avant de l’entamer? N’avez-vous jamais voulu entrevoir les conséquences que vos actions pourraient occasionner avant de les poser? Bref, n’avez-vous jamais souhaité connaître l’avenir? Pour la Central Intelligence Agency, ce rêve semble désormais être à portée de main. En effet, l’agence de renseignement américaine a récemment mis au point un robot conversationnel (chatbot) lui permettant de converser avec un double de dirigeants étrangers. Ce chatbot a été mis au point à partir du renseignement d’origine sources ouvertes (OSINT) et du renseignement humain dont disposait la communauté du renseignement sur ces dirigeants.

Ce logiciel assurerait aux analystes une plus grande compréhension des intérêts et des volontés des acteurs qu’ils étudient. Par conséquent, ils seraient plus aisément en mesure de prédire leurs comportements. Si cette technologie paraît révolutionnaire, elle ne constitue qu’un exemple de l’application de l’intelligence artificielle par les services de renseignement américains. En effet, depuis le début de la Guerre froide, ceux-ci ont recours à des technologies s’apparentant à l’IA afin de réaliser certaines de leurs activités, dont la traduction de documents. Qui plus est, la sophistication récente de l’IA, catapultée par l’émergence du big data, a accru son utilisation au sein de la communauté du renseignement. Mais, est-ce que l’IA l’aide réellement à accomplir sa mission?

Les promesses et les périls de l’utilisation de l’intelligence artificielle par les services de renseignement américains

Pour plusieurs auteurs, l’emploi de l’IA par la communauté du renseignement permettrait de combler des lacunes intrinsèques à celle-ci. Néanmoins, cette pratique s’accompagne de certaines embûches.

Historiquement, l’IA a surtout été employée pour le traitement de l’information. À travers les années, plusieurs ont déploré le manque d’effectif au sein de la communauté du renseignement. Il était donc attendu de cette technologie qu’elle permette de pallier cette carence, et ce, notamment dans le domaine de la traduction. De nos jours, l’intelligence artificielle garantit encore la compréhension de milliers de documents, en plus d’assurer la classification de données provenant de renseignement d’origine sources ouvertes. Avec le développement d’Internet et des technologies modernes de communication, il aurait été impensable de traiter une telle quantité d’information sans l’aide des logiciels appropriés. Ceux-ci ont également l’avantage de pouvoir automatiser un travail de veille, en notifiant, par exemple, les services de renseignement lorsque des mouvements de troupes ennemies sont détectés dans une zone donnée. En ce sens, il apparaît que l’IA joue aussi un rôle important dans la collecte de renseignements.

Cela est d’autant plus pertinent dans la mesure où l’emploi de l’IA par des régimes étrangers nuit à la réalisation d’une collecte « traditionnelle » de l’information. Par exemple, l’utilisation de logiciels de reconnaissance faciale sur le territoire chinois complique le déroulement de certaines missions d’espionnage, de nombreux agents américains ayant été fichés. Cette difficulté d’accès oblige les services de renseignement à s’appuyer davantage sur l’OSINT, dont le traitement peut être optimisé par l’emploi de l’IA. Pour autant, celle-ci demeure vulnérable face aux tentatives de « deception » et de désinformation, puisqu’elle n’est pas suffisamment développée pour être à même de discerner le vrai du faux. Une intervention humaine demeure essentielle afin d’évaluer la crédibilité des données colligées.

L’IA favorise également les activités des analystes du renseignement. En effet, elle constituerait un rempart face aux biais cognitifs qui peuvent se glisser dans leurs réflexions. Généralement confrontés à des données ambiguës et incomplètes, les agents du renseignement recourent, de manière consciente ou non, à des processus mentaux leur permettant d’interpréter la réalité. Or, loin d’être rationnels et objectifs, ceux-ci distordent, à l’instar de lentilles, la compréhension que se font les analystes des données dont ils disposent. Cela peut les pousser à considérer leurs perceptions subjectives comme étant la réalité objective. Ce phénomène survient, notamment, lorsque les analystes tentent d’évaluer les aspirations des dirigeants étrangers.

Lors de telles situations, ils peuvent se trouver en proie à un effet miroir, qui les amène à considérer les intérêts de l’acteur qu’ils étudient à travers leur propre prisme de la rationalité. Dans cette optique, les analystes se persuadent que l’adversaire perçoit une situation de la même manière qu’eux, les incitant à croire, parfois à tort, qu’il agira de la même manière qu’ils l’auraient fait. Ce type de biais peut donc engendrer une mésinterprétation des intentions des interlocuteurs de la part des agents du renseignement. Des auteurs concluent même que ce péril cognitif a entraîné l’échec des services de renseignement américain face au dossier des armes de destruction massive en Irak en 2003. En ce sens, l’agent conversationnel susmentionné assurerait une meilleure compréhension des volontés des dirigeants étrangers et pourrait, selon certains, limiter les erreurs des analystes.

Néanmoins, cette position ne fait pas l’unanimité. En effet, d’autres estiment que les biais cognitifs individuels sont transmis aux algorithmes lors de leur conception et que l’IA reproduit ainsi les travers des individus qui l’ont créée. Qui plus est, plusieurs avancent que cette technologie serait particulièrement vulnérable aux attaques d’entités ennemies, certains acteurs pouvant tenter de corrompre ces logiciels en les empoisonnant de fausses informations. Dès lors, il appert que les analystes devraient demeurer prudents face aux conclusions proposées par l’IA, d’autant plus que son fonctionnement demeure nébuleux. Effectivement, elle présente généralement un faible niveau d’explicabilité, ce qui limiterait la transparence du processus de réflexion des agents du renseignement. Or, pour favoriser la prise de décision, il est essentiel que les analystes soient en mesure d’expliquer leur raisonnement aux dirigeants.

Enfin, il semble que l’utilisation de l’IA soit bénéfique pour la dissémination de l’information. Considérant qu’elle assure un traitement efficace des données, elle permet de notifier rapidement les décideurs politiques des enjeux qui nécessitent leur attention. De plus, cette technologie offre aux dirigeants une interface similaire à ChatGPT, facilitant la compréhension des rapports des agents du renseignement. Ils peuvent, en outre, poser des questions à l’IA de manière à approfondir leur connaissance des dossiers qui leur sont présentés. Ce type d’exercice permet, notamment, de mettre de l’avant les lacunes dans les renseignements disponibles. Dès lors, il est plus aisé pour le politique de demander les compléments d’information appropriés aux agents du renseignement. Face à ces considérations, plusieurs estiment que les services de renseignement américains devraient, dans le cadre de leurs activités, recourir à de tels outils. Mais encore doivent-ils être en mesure de le faire.

De la « culture of secret » à la « culture of talking »

De plus en plus, les services de renseignement américains se tournent vers le secteur privé afin qu’il les accompagne dans le développement de l’IA. Néanmoins, cette démarche soulève de nombreux enjeux. Connue pour sa culture du secret, la communauté du renseignement des États-Unis devra prévoir un changement majeur dans son organisation bureaucratique afin d’acquérir les technologies nécessaires à ses activités. Pour que la Silicon Valley développe les logiciels appropriés, les services de renseignement américains devront lui fournir des informations relatives à leurs dossiers les plus confidentiels. Or, ce processus engendrera de nombreux questionnements relatifs à l’éthique et à la sécurité nationale. De plus, la déclassification de renseignements risque d’être une tâche ardue du fait des mécanismes mis en place depuis plusieurs années par les agences de renseignement. Reste à voir si la communauté du renseignement sera suffisamment proactive en la matière.

Si l’utilisation de l’intelligence artificielle semble être bénéfique pour cette communauté, certaines précautions doivent être prises afin de s’assurer que son implantation dans les activités du renseignement n’entraîne pas de périls supplémentaires qui pourraient mettre à mal la sécurité nationale. Ces considérations seront particulièrement importantes dans les années à venir. En effet, l’IA est appelée à se développer et à occuper une place plus importante dans notre société. Peut-être un jour, remplacera-t-elle même les services de renseignement.

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19 février 2025
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