Rawi Hage et la guerre civile libanaise
Par Mylène de Repentigny-Corbeil
Observatoire sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand
La situation géopolitique, le contexte géodémographique, la diversité confessionnelle, les tensions régionales, les crises économiques et politiques, l’occupation coloniale… Plusieurs enjeux et tensions ont marqué l’histoire récente du Liban. Ce pays est, depuis plusieurs décennies, le terrain de conflits et de crises particulièrement virulents. Illustrée par Rawi Hage dans son dernier roman, La société du feu de l’enfer, la guerre civile libanaise est fréquemment utilisée à des fins de démonstration des tensions et alliances singulières de ce pays. Retour sur les fondements d’une guerre civile ravageuse dont les répercussions ont été les prémisses de manifestations au Liban à l’automne 2019.
La société du feu de l’enfer
Beyrouth, 1978. La guerre civile bat son plein au Liban, nourrie par des conflits confessionnels, interconfessionnels et régionaux. La capitale est divisée en deux, prise d’assaut par des milices chrétiennes et musulmanes. Pavlov, 20 ans, réside dans un appartement dominant la route du cimetière chrétien. Jour après jour, il voit les cortèges funèbres se multiplier dans une ville déchirée, où la mort et la violence sont devenues quotidiennes. À la mort de son père, entrepreneur de pompes funèbres, Pavlov décide de reprendre les rênes de l’entreprise familiale et devient croque-mort à son tour. Il apprend alors que son père appartenait à une mystérieuse société secrète : La société du feu de l’enfer. Ayant comme mandat d’offrir une sépulture aux plus marginaux – homosexuel.le.s, athé.e.s, amant.e.s, travailleuses du sexe – la Société s’évertue à honorer la mort en s’attaquant aux dictats et dogmes sociaux et religieux.
Douze ans après la publication de son premier livre adulé par la critique, Parfum de poussière, Rawi Hage nous emporte dans les tumultes de la guerre civile libanaise. La mort côtoie alors la folie ; elle porte en elle les excès comme les restrictions, la richesse comme la pauvreté, la colère comme le désespoir. La banalisation de la mort met en lumière son absurdité qui réduit les uns comme les autres à un état quasi-animal et de dépossession. « C’est le récit d’un refus d’appartenir aux normes qu’exigent la majorité et les hommes de pouvoir, le récit d’une liberté qui s’oppose au conformisme », expliquera Rawi Hage au Devoir. Âgé d’à peine 11 ans au début de la guerre, cet auteur, né en 1964 à Beyrouth, a quitté son pays d’origine à l’âge de 20 ans pour s’établir finalement à Montréal en 1992. Près de 25 ans plus tard, il y retourne, de plain-pied.
1975-1990 : une guerre civile confessionnelle ?
En 1926, le Liban, alors sous tutelle française, adopte la Constitution libanaise, largement inspirée de la Constitution française de la IIIe République. Son article 24 prévoit l’instauration du confessionnalisme au sein de ses structures politiques, soit la séparation du pouvoir selon les diverses confessions religieuses. En 1943, suite à l’indépendance du pays, le Pacte national libanais — énoncé lors du discours d’investiture du président Béchara El-Khoury — élargit ce confessionnalisme à d’autres fonctions. Ainsi, les postes-clés sont répartis entre les quatre principales confessions représentées sur le territoire : le président de la République sera chrétien maronite, le premier ministre musulman sunnite, le président de la Chambre des députés musulman chiite et le vice-président de la Chambre des députés chrétien orthodoxe. Le Pacte national libanais est encore respecté à ce jour bien qu’il n’ait aucune valeur juridique.
Malgré son objectif premier de représentativité de la diversité religieuse du pays[1], cette juridiction participera à l’avènement et à l’intensification de tensions confessionnelles. En effet, ces mesures, qui semblaient refléter les proportionnalités confessionnelles du pays à l’époque[2], s’avèrent foncièrement perturbées lors de l’indépendance de l’État d’Israël en 1948 et l’exil de 300 000 Palestinien.ne.s vers le Liban (Verne, 2016). En 1967, c’est à nouveau plusieurs milliers de Palestinien.ne.s qui fuient vers le Liban durant la guerre israélo-arabe[3]. La majorité chrétienne est alors fragilisée par une population musulmane de plus en plus importante (les Palestinien.ne.s étant en majorité sunnites), exacerbant les tensions communautaires et confessionnelles. La classe politique libanaise se divise alors quant à la présence palestinienne sur son territoire. Un conflit s’impose entre deux factions politiques représentées par les deux confessions majoritaires : le Mouvement national, coalition de gauche menée et créée par le druze Kamal Joumblatt, et les Phalanges, parti de droite nationaliste et chrétien porté par Pierre Gemayel. Le 13 avril 1975, la guerre civile débute lorsque des membres phalangistes tirent sur un autobus transportant des Palestinien.ne.s (El Boujemi, 2016), faisant 27 morts. Beyrouth est rapidement divisée en deux régions contrôlées : Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest. Plus de 130 000 morts et 15 ans plus tard, l’Accord de Taëf met fin à cette guerre meurtrière le 30 septembre 1989. Pour plusieurs auteurs, bien plus qu’une guerre confessionnelle, les luttes de pouvoir seraient aux origines de ce conflit, exacerbées par l’interventionnisme de puissances limitrophes et régionales (Israël et la Syrie, notamment).
Manifestations et revendications politiques au Liban à l’automne 2019
Encore aujourd’hui, le confessionnalisme est critiqué par plusieurs factions de la société libanaise. Il serait, selon plusieurs, à l’origine de l’immobilisme politique et des crises économiques et sociales dans lesquels le pays est plongé depuis la fin de la guerre civile. C’est notamment cet immobilisme qui poussa, à l’automne 2019, des milliers de jeunes libanais à manifester dans les rues de leur pays. Déclenchées le 17 octobre suite à l’annonce d’une nouvelle taxe sur les appels via des applications de messageries instantanées — surnommée « taxe Whatsapp » — ces manifestations deviennent rapidement nationales. Les prises de parole se multiplient afin de dénoncer une passivité face à l’aggravation des crises économiques et politiques, la défaillance des institutions et services publics, ainsi que la corruption endémique présente au sein des institutions publiques et politiques. Ces révoltes sont portées par des critiques sociales et politiques influencées par la guerre civile, puisque les manifestant.e.s réclament notamment le départ d’une classe politique dirigeante en place depuis la fin de la guerre. Réunissant des jeunes de classes sociales, confessions et orientations politiques différentes, elles constituent également un terrain d’alliances et de solidarité exceptionnelles dans un pays aux tensions communautaires encore vives.
La guerre civile, au centre du roman de Rawi Hage, a ainsi joué un rôle prédominant dans l’avènement des manifestations au Liban à l’automne 2019. Le tout semble lié, même s’il est parfois difficile d’en comprendre toutes les composantes. Puisque comme le disait Henry Laurens, historien français, « si vous avez compris quelque chose au Liban, c’est qu’on vous l’a mal expliqué » !
Mylène de Repentigny-Corbeil est coordonnatrice de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand
[1] Le Liban porte en son sein 17 communautés religieuses reconnues (El Boujemi, 2016 ; Dumont, 2005).
[2] En 1932, on dénombre 31% de chrétien.e.s maronites, 19,8% de musulman.e.s sunnites et 16,6% de musulman.e.s chiites (Dumont, 2005).
[3] Cette guerre est connue, depuis, comme celle des Six Jours (Dumont, 2005).
Bibliographie
Abou Rahal, L. et Amro, A. (2019, 7 novembre). Des milliers d’écoliers et d’étudiants dans la rue au Liban. Le Devoir, en ligne : https://www.ledevoir.com/monde/moyen-orient/566578/des-milliers-d-ecoliers-et-d-etudiants-dans-la-rue-au-liban
Babin, J. (2019, 21 octobre). Liban : manifestations massives ce week-end contre l’austérité. Les Échos, en ligne : https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/liban-manifestations-massives-ce-week-end-contre-lausterite-1141616
Dumont, G.-F. (2005). Les populations au Liban. Outre-Terre, 4(13), 419-445.
El Boujemi, M. (2016). La guerre civile libanaise : conflit civil ou guerre par procuration ? 1970-1982. Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 1(43), 147-158.
Hage, R. (2020). La Société du feu de l’enfer, Québec : Éditions Alto.
Hébert-Dolbec, A.-F. (2020, 25 janvier). Rawi Hage, transcender le conformisme. Le Devoir, en ligne : https://www.ledevoir.com/lire/571409/fiction-des-ameriques-rawi-hage-transcender-le-conformisme
Lapointe, J. (2020, 26 janvier). Rawi Hage : retour à Beyrouth. La Presse, en ligne : https://www.lapresse.ca/arts/litterature/202001/25/01-5258260-rawi-hage-retour-a-beyrouth.php
Verne, J.-F. (2016). Instabilités politiques, guerre et croissance économique : le cas du Liban et des pays du Moyen-Orient. Revue d’économie politique, 126(6), 1077-1103.
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Mars 2020