Une polarisation asymétrique : quels dangers pour la démocratie américaine ?
![](https://dandurand.uqam.ca/wp-content/uploads/2022/05/2022-05-31-polarisation-VBB-OSEU-Meta.jpg)
Par Victor Bardou-Bourgeois
Chroniques de l'Observatoire sur les États-Unis | Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques
Depuis l’élection de Donald Trump en 2016, les termes utilisés pour qualifier la polarisation politique à laquelle on assiste aux États-Unis sont de plus en plus alarmants. Il est désormais monnaie courante de décrire les démocrates et les républicains comme étant si opposés sur le plan idéologique que la fracture du pays serait imminente. Une idée reçue veut que cette polarisation s’opère de manière symétrique au sein des deux factions politiques : plus le Parti démocrate se dirige vers la gauche de l’échiquier politique, plus le Parti républicain tourne vers la droite. Pourtant, s’il existe bel et bien une polarisation politique opposant démocrates et républicains, celle-ci est loin d’être symétrique… le virage s’avère beaucoup plus prononcé au sein du Grand Old Party.
Une polarisation aux multiples facettes
Qu’entend-on par polarisation politique ? L’expression peut faire référence à deux phénomènes : d’abord, à la manière par laquelle les opinions politiques, au sein du grand public ou des élites politiques, tendent à s’opposer ; et ensuite, au processus par lequel cette opposition s’amplifie avec le temps. Si les causes de la polarisation sont multiples et profondes dans le contexte spécifique des États-Unis, les principaux vecteurs du phénomène, apparus au cours des 40 dernières années, seraient l’homogénéisation des partis politiques à partir de la fin des années 1960, l’essor des chaînes de télévision d’information partisanes à compter de la fin des années 1990 et, plus récemment, le partage de la désinformation sur les réseaux sociaux.
Généralement, le phénomène tend à être présenté de manière binaire au travers de l’axe gauche-droite. Or, aux États-Unis, cette dichotomie s’avère peu utile pour réellement saisir la complexité du phénomène autant au sein des partis politiques que de l’opinion publique. Autant les élus que l'électorat tendraient à se rapprocher des extrêmes dans leurs préférences politiques et de moins en moins d’individus épouseraient des opinions politiques modérées. Cette polarisation se compose plutôt de différentes facettes menant à des clivages idéologiques, identitaires et géographiques. L’interventionnisme contre le laissez-faire économique, les milieux ruraux contre les milieux urbains, l’internationalisme contre le nationalisme et la religion contre le sécularisme représentent certains des fossés qui divisent la population et animent l’opposition entre démocrates et républicains.
La polarisation politique n’est pas a priori un phénomène néfaste dans un régime démocratique. Au contraire, la présence de différences d’idées et d’objectifs politiques distincts est révélatrice d’une démocratie en santé. En ce sens, la polarisation politique est bénéfique lorsqu’elle contribue à briser le statu quo politique, à revigorer le débat public sur certains enjeux et à encourager la participation électorale par le renouvellement des identités partisanes au sein de l’électorat. Néanmoins, la polarisation politique devient pernicieuse lorsque la partisanerie qui en découle entrave le fonctionnement du gouvernement. Les élus ont alors recours aux blocages institutionnels pour nuire au camp adverse, tandis que vacille la confiance du public envers les institutions démocratiques.
Une polarisation asymétrique
L’analyse du vote des élus au Congrès des États-Unis par le Pew Research Center a montré l’existence de la polarisation politique en révélant que, depuis les années 1970, les partis démocrate et républicain se sont bel et bien éloignés du centre idéologique et comptent de moins en moins d’élus modérés dans leurs rangs. Les lignes de fracture entre les deux grands partis ne sont pas qu’idéologiques, mais également géographiques et démographiques. En effet, une plus grande proportion des élus et électeurs républicains proviennent de milieux ruraux, appartiennent davantage à une congrégation religieuse chrétienne et sont majoritairement blancs. À l’inverse, les démocrates viennent plus souvent de milieux urbains et affichent une diversité plus prononcée sur les plans ethnique et religieux.
Au sein de l’opinion publique américaine, un constat similaire s’observe. Bien que 38 % de l’électorat américain se dit indépendant (voir graphique ci-dessous), une écrasante majorité de celui-ci (81 %) continue de « pencher » soit vers le Parti républicain, soit vers le Parti démocrate, avec un léger avantage pour ce dernier. Seule une minorité de la population américaine refuse de se tourner vers un parti, une proportion qui a peu changé ces dernières années. Cette identification partisane se caractérise par une polarisation affective où les Américaines et Américains tendent à afficher une méfiance, voire de l’hostilité, à l’égard de leurs concitoyens s’affichant pour le parti adverse. Démocrates et républicains semblent désormais vivre dans deux mondes distincts, dans la mesure où les électeurs américains tendent à vivre dans des bulles partisanes géographiques avec peu de chance de fréquenter sur une base quotidienne des membres du parti adverse.
Si cette polarisation est bien réelle au sein de la société américaine, elle s’avère cependant encore plus prononcée à l’intérieur du Grand Old Party. Le Pew Research Center notait en 2014 que 36 % de l’électorat s’identifiant comme républicains estimaient que les démocrates représentaient une menace au bien-être de la nation, alors que 27 % des démocrates affichaient une opinion similaire par rapport aux républicains. En 2019, une enquête similaire a démontré que l’antipathie des électrices et électeurs républicains à l’égard des démocrates s’était amplifiée : une majorité de républicains estimaient ne pas partager de valeurs avec les démocrates en plus de considérer ces derniers comme étant immoraux et antipatriotiques.
Chez les élus républicains, le virage partisan est plus prononcé que chez les démocrates. Le phénomène remonte au milieu des années 1990, au moment où les républicains ont cherché à se garantir un avantage électoral contre les démocrates en mobilisant différents leviers tels que le gerrymandering, la suppression du vote et la nomination de juges selon des critères partisans, et ce, à tous les paliers de gouvernement. Durant les années Trump, le phénomène s’est accentué alors que les républicains se sont mis à attaquer des normes fondamentales de la démocratie libérale américaine, comme le respect de la presse journalistique et la reconnaissance des résultats électoraux.
Le virage antidémocratique du Parti républicain
Le virage antidémocratique du Parti républicain a été exposé au grand jour lors du dernier cycle électoral. Plusieurs élus et partisans du Grand Old Party affichèrent alors un mépris assumé des institutions démocratiques américaines. Le principal point de clivage apparaît autour du résultat du scrutin présidentiel de 2020, que 65 % des républicains croient frauduleux. Pourtant, aucune preuve de fraude électorale généralisée n’a été trouvée dans les nombreux audits menés par les responsables et spécialistes de sécurité électorale, par les médias et par certains gouvernements d’États. Cette opinion est aux antipodes du reste de la population américaine en âge de voter, dont 65 % estiment que l’élection fut libre et juste.
D’ailleurs, au sein du Parti républicain, un grand nombre d’élus acceptent le résultat électoral de 2020, ou du moins refusent de dénoncer le « grand mensonge » promulgué par Donald Trump et plusieurs de ses partisans. En réponse à ces accusations de fraudes électorales, plusieurs législatures d’État contrôlées par les républicains ont adopté des projets de loi visant à empêcher la fraude électorale ; or, dans la pratique, ces projets de loi contribuent à restreindre l’exercice du droit de vote. Qui plus est, depuis la dernière élection, plusieurs législatures d’État républicaines ont mis en place des mesures pour faciliter le renversement des résultats électoraux défavorables.
La polarisation politique s’accentue entre les deux grands partis politiques américains, mais celle-ci est loin d’être un phénomène symétrique. En effet, les élus et partisans du Parti républicain tendent de plus en plus à épouser des idées et mettre de l’avant des projets ouvertement antidémocratiques.
31 mai 2022
En savoir plus